«On a besoin d'un ?macchabée? de plus là-bas... Alors, pourquoi pas toi?» La personne à qui s'adresse cette réflexion relève la tête avec défi et plante ses yeux dans ceux de son interlocuteur. «Tu as raison. Pourquoi pas moi !» A partir de cet instant, rien ne pourra plus arrêter cette jeune femme de trente ans, elle va traverser la cordillère des Andes en avion, et en 1921. Ce qui n?est pas une mince entreprise, à une époque où la libération de la femme est à l'état de f?tus. Elle s'appelle Adrienne Bolland et la terrible chaîne de montagnes n'a jamais été vaincue. Pourtant, en ces années où l'aviation cherche encore ses lettres de noblesse, cinq aviateurs ont tenté la traversée, mais aucun n?est revenu. Ils sont morts là-haut, dans la montagne, tous les cinq écartelés sur quelque piton rocheux, leurs corps livrés aux condors, les seuls oiseaux capables de voler sur ces sommets inaccessibles qui séparent l'Argentine du Chili. Adrienne est une «mordue» de l'aviation et elle a été engagée chez Caudron pour faire des démonstrations dans les meetings aériens. Lors de leur première entrevue, le vieux père Caudron a tracé un cercle sur le terrain et lui a dit que si elle se posait dans le cercle, il l'engagerait. Elle l'a fait, et c'est la raison pour laquelle depuis quelque temps, on parIe d'elle dans les milieux de l'aéronautique. Au fur et à mesure que les préparatifs se précisent, Adrienne devient de plus en plus nerveuse ; elle ne dort plus. Enfermée dans sa chambre d'hôtel, elle refuse de recevoir ses amis ou relations. Tous n'ont qu'une phrase à la bouche : «Renoncez, ne partez pas !» Adrienne ne veut pas les entendre, elle se cache. Or voici que l'on frappe à sa porte, et croyant qu'il s'agit d'une femme de chambre, Adrienne tire le verrou. Devant elle se tient une femme qui semble sous le coup d'une vive émotion. Elle ne lui laisse pas le temps de réagir, pousse Adrienne dans la chambre, ferme la porte et lui dit : «Vous passerez la montagne à une seule condition : suivre ce que je vais vous dire.» Adrienne tend la main vers la sonnette pour demander de l'aide, car manifestement cette femme est folle. Devançant son geste, la femme lui prend la main et enchaîne : «Lorsque vous serez engagée dans la grande vallée, vous apercevrez à un certain moment un lac ayant la forme et la couleur d'une huître. Si à ce moment vous continuez dans la vallée sur la droite, vous êtes perdue. Mais si vous virez à gauche, face à la montagne, en direction des cimes ayant la forme d'une chaise renversée, vous trouverez le passage et vous atterrirez de l'autre côté.» Le visage de la femme semble plus détendu à présent qu'elle a débité son message en entier. Elle lâche le bras de l'aviatrice qui la remercie d'un sourire, trop contente de s'en tirer à si bon compte, et la visiteuse s'en va comme elle est venue. Adrienne reprend sa méditation. Elle a rencontré une folle, ce n'est pas grave. Le départ est décidé pour le lendemain et il lui faut prendre du repos pour être en pleine forme... En pleine forme pour, peut-être, mourir car, à présent que tout est prêt et que tout est décidé, le doute s'insinue dans l'esprit d'Adrienne. Le lendemain matin, dès l'aurore, Adrienne Bolland se présente sur le terrain de Tamarindos. Son G 3 est équipé d'un réservoir supplémentaire fixé à la place du passager et qui lui assure neuf heures de vol. Le double de ce qu'il lui faut pour passer, si elle passe. L'aviatrice est équipée d'une combinaison de toile sous laquelle elle a revêtu un pyjama de satin, suprême raffinement. Autour de son corps, Adrienne a enroulé des journaux qui la protégeront du froid tout en lui conservant le plus de légèreté possible. Aux pieds, des chaussettes de laine sans chaussures afin d'éviter les gelures occasionnées par la pression du cuir. Pour les mains, l'aviatrice a emporté des papiers à beurre qu'elle enroulera autour de ses doigts, toujours pour lutter contre le froid. Dans ses poches, en guise de nourriture, trois oignons coupés en petits morceaux. Il s'agit d'un «truc» des aviateurs, car l'oignon dilate, paraît-il, les voies respiratoires. Et de plus, en cas de sommeil, rien de tel qu'une petite giclée dans l'?il pour rester éveillée. (à suivre...)