Dans une vallée de haute montagne, rocheuse, impressionnante, dominant le grand lac d'un barrage en béton, une vieille femme a fait le geste de la malédiction. C'est un geste, en Italie, qui symbolise les cornes du diable et qui impressionne encore les gens superstitieux : le bras tendu, les deux doigts du milieu de la main repliés, retenus par le pouce, on raidit l'index et le petit doigt, parallèles, en direction de la personne que l'on veut maudire. La personne, l'animal ou la chose : en Italie, dans certaines régions, on peut maudire n'importe quoi. Surtout à cette époque. Nous sommes le 1er décembre 1920, dans les Alpes italiennes : une région de hautes vallées montagneuses, arides, farouches, entre le lac de Côme et le lac de Garde. Des torrents impétueux mais irréguliers, comme toujours en montagne, dévalent les pentes au moment de la fonte des neiges et vont grossir, beaucoup plus bas, le cours de l'Adige ou celui du Pô. Jamais, dans cette région désolée, ne passe le moindre promeneur. C'est trop sauvage. Et les gens qui vivent là, d'une agriculture tibétaine, de quelques chèvres, de quelques vaches, et d'un peu de terre bêchée retenue par des murets de pierre, sont peu civilisés. Rien n'a bougé ici depuis l'âge de fer, semble-t-il : l'été, les troupeaux ; l'hiver, la veillée, dans les maisons de pierre sèche, à la lueur d?un feu de bois. En 1920, dans ces régions perdues entre 600 et 2 000 mètres d'altitude, la fée électricité n'a pas encore posé de baguette. Or, tout à coup, en 1920, c'est le bouleversement ! On a décidé de construire un barrage en travers de la vallée la plus étroite et la plus sauvage, celle que l'on appelle la «Via Mala». Il fournira de l'électricité très loin dans la plaine. Et comme il arrive souvent, il sera nécessaire de noyer le village. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, d'ailleurs, il n'y a guère d'opposition. A l'époque, les paysans ne s'opposent pas au progrès, bien au contraire, ils l'attendent. Et puis, le village n'est jamais qu'un hameau : le hameau de Gleno, dix-sept maisons et bergeries, éparpillées face au soleil d'hiver, au bord de quelques bandes de terre péniblement cultivées. La misère peut bien se noyer. L'ingénieur en chef du futur barrage, Marcello Biandini, a procédé habilement, famille par famille. Il a promis des maisons neuves, de nouveaux terrains, plus bas, en dessous du barrage, là où la vallée est plus douce, là surtout où l'électricité arrivera. Pour ceux qui auront cédé leur maison et leurs terrains sans aller jusqu'à la procédure, il y aura de bonnes indemnités. Pour ceux qui voudront plaider, évidemment, ce sera moins bon, a encore dit l'ingénieur. Vers la fin de l'année 1920, l'ingénieur en chef a réussi à convaincre tout le hameau ou presque. Comme un bon chien de garde, il a tout rogné. Il ne reste qu'un os, un seul, mais il est dur. C'est la vieille Serafina, soixante-douze ans. Elle ne veut rien savoir. Elle l'envoie au diable. Et ce n'est pas un mot. Elle lui fait le signe des cornes du diable, la «jettatura». Elle lui jette un sort et claque sa porte au nez. C'est très ennuyeux, non que l'ingénieur soit impressionnable, mais la maison de la vieille obstinée est située au beau milieu du futur lac. De plus, elle possède la majorité des terrains du hameau. Et par-dessus le marché, il y a Francesco, son fils, propriétaire, lui aussi, qu'elle a réussi à influencer et qui, par respect pour elle, ne veut plus vendre à son tour. La «jettatura» ne suffit pas à la vieille Serafina. Elle s'obstine à essayer de faire changer les autres d'avis, en leur disant : «Ne vendez jamais vos terrains, pas plus que vos maisons ! L'ingénieur Marcello Biandini est un menteur ! Ce qu'il ne vous a pas dit, c'est que, plus bas, vous ne trouverez jamais d'aussi bons pâturages d'été ! Avec vos indemnités, vous ne pourrez jamais racheter autant de terre car elle est plus chère dans la vallée, et vous ne pourrez jamais plus avoir de troupeaux. Vous mourrez de misère comme des chiens dans la plaine.» (à suivre...)