A chacun son environnement. Il y a ceux qui préfèrent le béton, les parkings et les centres commerciaux souterrains fleuris de néon. ll y a ceux qui préfèrent les pavillons de banlieue au gazon bien taillé, avec barrières et chien méchant. ll y a ceux qui préfèrent les cinquièmes sans ascenseur avec concierge dans l'escalier. Et il y a les Farouet. L'environnement des Farouet, c'est le silence et l'herbe. Un petit jardin propre, avec rang d'oignons sur carré de pommes de terre, un peu de poireaux, trois sillons de salade, du haricot vert fin, un ourlet de persil. La cabane aux lapins est à l'ombre d'un noisetier ; le pré, qui borde le chemin au nord, fait de la luzerne, les plates-bandes, qui cernent la maison, ont des roses et des ?illets d'Inde, avec, de-ci de-là, de grandes marguerites jaunes pliant sous le poids des guêpes. ll y a encore la grange au parfum de pommes, le grenier tout festonné d'ail, la cave aux relents de prunes et de vin en tonneaux. La Jeanne et le Roger Farouet ont encore un vieux chien au pedigree indécis, deux poules qui pondent à tour de rôle et pas de voisins à moins de un kilomètre. Lui, il a tout fait : mécano au village, conducteur de corbillard, jardinier municipal et autres petits travaux au gré de la demande. Elle a fait le reste. En comptant les sous un par un, en inventant des conserves de tout, tricotant des riens ou économisant les miettes. Le Roger a fait le maquis, mais il a oublié de demander une pension. La Jeanne a gardé des enfants, elle a ignoré la Sécurité sociale. lls sont comme ça, les Farouet. Fourmis et cigales en même temps, heureux du soleil comme de l'hiver, méticuleux et insouciants, industrieux et rêveurs. Heureux. Aujourd'hui, le Roger est aIlé ramasser des châtaignes dans le bois voisin, et la Jeanne fait du vin de pêche. C'est l'automne, le soleil est bas sur le chemin, et la journée s'étire en douceur. Par la fenêtre de sa cuisine, la Jeanne voit soudain la voiture du facteur. ll ne vient pas souvent jusque-là, et le bruit de son moteur fait caqueter les poules et gronder le chien. Après lui avoir courtoisement proposé de boire un verre de vin, la Jeanne le salue sur le pas de la porte et contemple avec étonnement l'enveloppe qu'il vient de lui remettre. Elle n'a pas voulu l'ouvrir devant le facteur. Tout le monde sait que les facteurs de campagne sont curieux. A présent, elle tourne et retourne dans ses doigts le rectangle de papier bleu, orné d'un tampon illisible. L'adresse est tapée à la machine, M. Farouet, lieu dit «les Aguets», commune de X... ll y a ceux qui reçoivent du courrier tous les jours, et qu'une enveloppe bleue ou verte n'impressionne pas. Ceux-là ont une boîte aux lettres, un coupe-papier et la désinvolture de l'habitude pour déchirer le papier timbré. Jeanne Farouet, elle, pose la lettre sur la table de la cuisine, et s'assoit devant, perplexe. Ça n'est pas de la famille, ce n'est pas un faire-part de quelque chose et c'est adressé à M. Farouet, tout seuI. C'est bizarre, inquiétant, et l'adresse, tapée à la machine, a quelque chose de mal poli. Jeanne n'aime pas ça, les choses normales s'écrivent à la main. Elle ne l'ouvrira pas. C'est à Roger de l'ouvrir, puisqu'il n'y a que son nom. Et ça non plus, Jeanne n'aime pas. Depuis plus de quarante ans qu'ils sont mariés, jamais personne ne les a séparés ainsi, par écrit. Celui qui a fait ça ne les connaît pas, c'est sûr. Jeanne reprend son travail dans la bonne odeur des pêches et attend le retour de son mari, en jetant de temps à autre un regard méfiant sur i'étrange enveloppe. En arrivant avec son sac de châtaignes, Roger a senti une «étrangeté» dans l'air. Jeanne lui tend l'enveloppe en silence, s'assoit et le regarde faire. Lui aussi retourne le papier dans tous les sens, s'essuie les mains et l'ouvre avec précaution. D'abord il parcourt la feuille des yeux, fronce les sourcils, puis se met à lire tout haut pour sa femme. (à suivre...)