Il est aux environs de vingt-deux heures trente, en ce mois d'août 1922, et Maïron Bucky est de quart sur la passerelle extérieure du «Saint-Julien». ll achève de rouler une cigarette, puis range sa blague à tabac dans sa poche et regarde la nuit avec tranquillité lorsqu'un bruit curieux fait tout-à-coup vibrer son tympan. Le vieux marin n'est pas sujet aux bourdonnements d'oreille, et sursaute... Comme tout un chacun ferait à sa place, il introduit son auriculaire dans son conduit auditif, gratte un peu, n'entend plus rien et prend son briquet dans sa poche. ll n'a pas le temps d'aIlumer sa cigarette qu'un second bourdonnement retentit. Cette fois Maïron Bucky se fige dans une immobilité totale, pour guetter ce bruit insolite et aberrant en pleine mer : dans ce bourdonnement il a reconnu une sonnerie de téléphone ! L'espace d'un instant, Maïron se dit qu'il a peut-être abusé de sa bouteille le scotch. Mais non, dans son souvenir il n'a bu qu'un malheureux demi-verre avant de monter prendre son quart. Pourtant un troisième bourdonnement, un peu plus précis, monte de bâbord avant. «Je rêve», se dit le vieil homme en avançant à l'extrême bord de la passerelle pour regarder dans la direction d'où semble venir l'appel. Mais rien, bien sûr. La nuit et la mer se confondent dans une même obscurité. Pas le moindre téléphone à fleur de vague. D'ailleurs le contraire eût été étonnant. A la quatrième sonnerie, Maïron Bucky ôte sa casquette et gratte les quelques mèches encore accrochées sur son crâne. C'est à devenir fou. Comment peut-on entendre la sonnerie d'un téléphone, en pleine mer, à des kilomètres de la côte ? Aucun navire n'est en vue et le vieux rafiot ne possède pas d'appareil aussi moderne. La sonnerie continue, plus précise et en travers bâbord, ce qui tendrait à prouver que le téléphone est à un point fixe. Mais une sonnerie de téléphone en pleine mer, de mémoire de marin, jamais personne n'a entendu une chose pareille. Maïron se dit qu'il faut prévenir le commandant. Mais la vision de son ami Jefferson, recevant dans son demi-sommeil cette phrase en plein visage : «Commandant, il y a un téléphone qui sonne en mer !», le retient un instant. ll écoute, réécoute, se persuade et la certitude grandissante de cette réalité sonore le fait pénétrer en trombe dans la timonerie. Le marin de barre a peut-être entendu lui aussi, auquel cas il n'y aurait aucun doute. ll appelle Fredy le timonier : «Fredy, viens deux secondes.» Le timonier lâche sa barre, sort sur la passerelle et, sur la demande du vieux marin, tend l'oreille, fronce les sourcils et écarquille les yeux de surprise. «Tu entends, n'est-ce pas Fredy ? Tu entends aussi ?» Cette fois le doute n'est plus permis. Un homme seuI peut être victime d'une hallucination, deux c'est déjà moins fréquent. Maïron Bucky se précipite vers l'interphone, débouche le conduit des machines et donne l'ordre de stopper le navire, puis, débouchant le conduit qui aboutit dans la cabine du commandant, lui demande de monter au plus vite. Quelques instants plus tard, le projecteur de coupée balaie la mer, par arrière bâbord et, montant et descendant au gré des vagues, les hommes distinguent une bouée rouge et blanche d'où semble parvenir la sonnerie. Le commandant Jefferson Mac Peckett désigne également à son second une masse grisâtre qui, quelques mètres derrière la bouée, semble surgir de la mer. ll ne peut distinguer de quoi il s'agit, et le second non plus. Sans trop réaliser ce que tout cela veut dire, Mac Peckett et les deux marins prennent place dans le canot et à force de rames parviennent jusqu'à la bouée. Effectivement, une sonnette est fixée au-dessus d'une sorte de cornet acoustique comparable à un combiné de téléphone. Avec une prudence et une circonspection en rapport avec cette étrange situation, le commandant décroche : «AIlô !» fait-il d'une voix méfiante... (à suivre...)