Les dernières cartouches viennent d'être distribuées. Chacun des trente-cinq soldats en met une de côté, pour «l'ultime saut». Tous le savent : mieux vaut la mort que de tomber aux mains de «ceux» qui les encerclent. Avant de tuer les blessés ou les prisonniers, l'ennemi les mutile de façon odieuse. Chacun des hommes qui occupe la forteresse a vu de ses yeux l'atroce spectacle de camarades torturés ainsi, avant d'être égorgés. Nous sommes en 1915, pendant la Grande Guerre, aux frontières de l'Egypte, et le capitaine Marchall, qui commande cette poignée de soldats, sait bien que la situation est désespérée. Ce n'est plus qu'une question d'heures. Dès que le jour sera levé, ce sera l'ultime attaque, le dernier combat. Il est impossible d'espérer du secours. Tous les messagers qui ont essayé de passer ont été tués et leurs corps mutilés sont là, à quelques centaines de mètres, exposés face à leurs camarades adossés à une dune. Le capitaine Marchall a, lui aussi, mis une balle de côté. En la faisant sauter dans sa main, il songe à l'étrange destinée qui va le faire mourir là où son arrière-grand-père mourut, voici plus d'un siècle, dans le désert du Sinaï. Peut-être pas dans cette vieille forteresse, mais quelque part par là. Il était capitaine comme lui et servait alors sous les ordres de Bonaparte, lors de la fameuse campagne d'Egypte. Sa mère possède encore l'épée d'honneur du capitaine Marchall mort à l'ennemi en 1798. Etrange destinée en effet que celle de cet homme qui, dix-huit ans plus tard, se retrouve comme son ancêtre, dans les mêmes lieux, face aux mêmes ennemis. Mais il reste environ un verre d'eau par homme et, avec une vingtaine de cartouches par combattant, tout espoir n'est pas perdu. Avec le jour, l'assaut sera donné et par centaines les Turcs vont se ruer vers le fortin. Il faut les surprendre. Le capitaine cherche une idée pour dissimuler ses hommes et, tandis qu'il réfléchit au problème, son lieutenant survient, escortant un vieil Arabe enroulé dans son burnous. «Cet homme prétend avoir une lettre pour vous, mon capitaine.» Marchall lance un regard soupçonneux à l'inconnu. Une lettre ? Qui pourrait bien lui adresser une lettre ? Ce vieillard n'a rien d'un émissaire ennemi. Généralement, on les choisit plus jeunes et plus représentatifs. «Tu as une lettre pour moi ?» Le vieil homme s'approche de l'officier et le regarde droit dans les yeux. «Tu es bien le capitaine Marchall ?» Malgré l'acquiescement du militaire, I'homme au burnous repose sa question avec insistance. «C'est bien toi, le capitaine Marchall ? ? Hé oui, c'est moi. Eh bien que veux-tu ?» Alors, le vieil Arabe tombe à genoux et se prosterne devant Marchall qui ne comprend rien à toutes ces simagrées. L'homme lève vers le ciel un visage rayonnant de bonheur articule des phrases incompréhensibles, mais qui représentent indiscutablement des remerciements adressés au Très-Haut, car les mimiques sont révélatrices. Puis l'Arabe se redresse et tend à l'officier un papier plié de curieuse façon. Sur le dessus est griffonné un nom, à peine lisible tant l'encre qui a servi à l'écrire est délavée : «Capitaine Marchall.» Il n'y a aucun doute, cette lettre lui est bien destinée. Tandis qu'il déplie le papier défraîchi, en se posant mille questions sur l'identité de ce correspondant mystérieux, le vieil homme le regarde avec une profonde reconnaissance et dit : «Mon père aurait été heureux de vous la remettre lui-même ! Allah m'a permis de le faire pour lui.» Le capitaine Marchall tient à présent la lettre ouverte devant lui. L'écriture de son auteur est bâclée, presque illisible. Avec beaucoup d'efforts, l'officier arrive à déchiffrer les trois premiers mots : «Mon cher Marchall.» C'est donc quelqu'un qui le connaît personnellement. (à suivre...)