Dans une contrée reculée des Aurès, vivaient un pauvre bûcheron, sa femme et ses deux enfants. Un jour, la pauvre femme, de santé fragile, tomba gravement malade et, sentant sa mort prochaine, dit à son mari : « Si je venais à mourir, promets-moi d?épouser ma jeune s?ur, elle sera plus clémente envers mes enfants ; jure-moi aussi sur mon lit de mort que tu ne vendras pas notre vache, même pour un sac d?or !» Le bûcheron lui en fit le serment et la pauvre femme mourut. Comme les enfants étaient jeunes, l?aînée, Loundja n?avait que dix ans, son petit frère, Ali venait d?avoir à peine cinq ans, le père ne tarda pas à prendre seconde épouse et les enfants furent bien contents d?avoir leur tante comme nouvelle maman. Au début, la marâtre s?occupa tant bien que mal des orphelins. Mais le jour où elle mit au monde une fille, un affreux avorton qu?elle appela Djohera (Perle) , elle détesta ses neveux. Elle commença à les exploiter et à les faire travailler comme des esclaves. Ensuite, elle ne leur donna plus à manger : elle était trop occupée par le bébé, prétendait-elle. Les mois et les années passèrent et les orphelins grandirent. Loundja était devenue une belle adolescente qui menait, avec son frère, paître les troupeaux sur les crêtes des montagnes. Ils partaient aux aurores emportant avec eux une gourde d?eau claire et un méchant quignon de pain. La marâtre glissait dans la poche de sa fille un ?uf dur, des figues bien blondes et une grosse poignée d?olives tendres et dodues ; à boire, elle lui donnait un peu de petit-lait bien crémeux. Après avoir partagé le morceau de pain, les orphelins allaient boire à la mamelle-même de la vache du bon lait. Ils passaient leur journée sur la montagne, tout près du ciel. Dès qu?ils apercevaient l?étoile du berger, les orphelins s?empressaient d?aller téter encore une fois les mamelles généreuses de la vache. Avant que ne revienne le père des champs, et dès le retour de Djohera des pâturages, la marâtre et sa fille prenaient un repas bien copieux ; c?était en général un couscous aux légumes variés, garni de pois chiches fondant et coiffé de gros morceaux de viande. Les orphelins ne rentraient pas directement. Il fallait d?abord compter et enfermer les bêtes dans l?étable, monter de la cave le bois et le ranger près de la cheminée, puis aller puiser de l?eau. Loundja devait impérativement faire rentrer le linge qui séchait dehors dans la cour. Ali ravivait le feu pour le retour du père et donnait à manger aux chiens. Quand les orphelins terminaient leurs corvées, la marâtre et la fille avaient fini leur copieux repas ; alors, la belle-mère interpellait les enfants ironiquement :«Vous êtes toujours à lambiner, mangez donc ce que Dieu vous a destiné !» Les enfants, sans mot dire, ramassaient les restes et s?en contentaient pour souper. «Il faut croire que les reliefs de nos repas leur profitent bien !», maugréait la mauvaise tante. En effet, les joues des orphelins, fouettées par le vent des hauteurs des Aurès, étaient vermeilles et leur peau était semblable au lait qu?ils buvaient. La chevelure d?or de Loundja lui tombait jusqu?à la taille. Chaque matin, c?était le même rituel : Ali lissait les longs cheveux de sa s?ur avec un vieux peigne et les lui tressait en chantant ; alors il faisait retentir les montagnes de son chant et même les pierres pleuraient en écoutant sa petite voix dire : «S?il ne faut pas apprendre à l?oiseau à chanter S?il ne faut pas apprendre au poisson à nager Il ne faut surtout pas apprendre à l?orphelin à pleurer !» Pour les consoler, la méchante bise des Aurès se faisait tendre brise ; les nuages se laissaient traverser par les chauds rayons de soleil. La vache, la larme à l??il, faisait le lait plus épais et plus crémeux : les orphelins s?en régalaient et ce lait leur profitait, car les enfants grandissaient chaque jour en force et en beauté. En revanche, Djohera, la mal-nommée, n?avait rien d?une perle ! Elle avait le teint olivâtre, les cheveux rebelles et crépus. La fillette avait poussé comme un bâton d?aloès, longue et maigre à la fois. Souvent des yeux, la marâtre comparait sa fille à ses neveux alors, elle devenait verte de rage. Un soir, elle lui recommanda, pointant du doigt les orphelins : «Demain tu mangeras tout ce que tu les verras manger et tu feras tout ce que tu les verras faire !» Le lendemain, quand Djouhera vit Ali lisser les beaux cheveux de Loundja, elle lâcha les siens qui s?épanouirent tels des ronces sous la pluie. Le peigne s?y planta et les enfants ne purent le libérer qu?avec peine. Quand les orphelins se mirent à boire le lait, Djohera bouscula ses frères et prenant leur place, voulut à son tour téter la vache. La bête, fâchée, lui asséna un bon coup de sabot. Djohera rentra à la maison avec une bosse au front. (à suivre...)