Le docteur Andrieux, médecin généraliste dans le XVe arrondissement de Paris, n'a pas lieu de se plaindre. Il a une belle clientèle. Son cabinet marche bien. Ce 19 novembre 1977, dix patients sont inscrits de demi-heure en demi-heure. A quatorze heures trente, il ouvre la porte de la saIle d'attente et annonce : «Monsieur Martin, s'il vous plaît.» L'instant d'après, un homme d'une trentaine d'années est instaIlé devant lui. Le docteur lui adresse un sourire engageant. «Alors, cher monsieur, de quoi souffrez-vous ?» Son patient lui fait sans se troubler cette réponse pour le moins inattendue : «Je vais très bien, merci.» Avant que le docteur Andrieux ait pu revenir de sa surprise, l'homme met la main à son portefeuille et en sort une carte barrée tricolore. «Docteur, je comprends votre étonnement. Il faut avant tout que je me présente : Jérôme Martin, du Deuxième Bureau. Mes supérieurs m'ont chargé auprès de vous d'une mission délicate et confidentielle.» Le médecin regarde l'homme qui est assis en face de lui. Celui-ci semble avoir deviné le cours de ses pensées. «Vous imaginiez sans doute différemment un membre du Deuxième Bureau ? Je vais vous montrer à quel point nous sommes renseignés. Vous avez donné rendez-vous le 23 novembre prochain à dix-sept heures à l'un de vos malades, Michel Bertier. C'est bien exact ?» Le visage du docteur Andrieux se ferme... Son interIocuteur accentue son sourire. «Bien sûr, je comprends votre réaction : le secret professionnel. Eh bien, moi, je vais vous livrer un autre secret professionnel : Michel Bertier travaille au ministère de la Défense. C'est un espion au service d'une puissance étrangère. Le 23 novembre, il doit regagner définitivement son pays en emportant dans sa serviette des plans confidentiels. La sortie de ces plans serait une catastrophe pour notre pays. Vous êtes notre seuI recours pour l'en empêcher, docteur.» Malgré lui, le docteur Andrieux questionne : «Et en faisant quoi ? ? Nous savons que Michel Bertier souffre de la colonne vertébrale. Vous n'aurez qu'à lui faire une piqûre de somnifère et je me chargerai du reste.» Cette fois, c'en est trop, le docteur explose : «Je suis médecin et pas agent secret. Je n'endormirai pas un homme venu récIamer mes soins. Débrouillez-vous sans moi !» Le lendemain, à dix-neuf heures trente, le docteur Andrieux reçoit le dernier des patients inscrits sur son carnet de rendez-vous. L'homme a tout du monsieur important. Il a la soixantaine imposante. A sa boutonnière, la rosette de la Légion d'honneur. Cette fois, le docteur n'a même pas le temps de poser sa question traditionnelle. L'homme a sorti de son portefeuille une carte officielle et commence: «Colonel Béchard, du Deuxième Bureau. Je suis le supérieur de Martin que vous avez vu hier... Vous avez eu parfaitement raison de refuser. Ces scrupules vous honorent. Et pourtant, je dois insister, docteur. La perte de ces plans serait une catastrophe pour la France et vous êtes notre seule chance de les récupérer.» Cette fois, le docteur Andrieux est ébranIé. Bien sûr, il n'est que médecin, il n'a aucune raison de se mêler de ces histoires entre services secrets. Pourtant, refuser dans ces conditions ressemblerait un peu à une démission, certains diraient une trahison. Il s'entend prononcer : «Je ferai cette piqûre.» Le colonel lui serre la main d'un air officiel. «Merci, docteur. Je vous promets qu'après cela, vous n'entendrez jamais plus parIer du Deuxième Bureau.» 23 novembre 1977, dix-sept heures. Le docteur Andrieux vit dans l'attente de cette minute depuis plusieurs jours. C'est maintenant qu'il doit recevoir Michel Bertier, l'espion du ministère de la Défense. Après avoir pris son souffIe, il ouvre la porte de son cabinet et lance d'une voix qu'il veut posée : «Monsieur Bertier, s'il vous plaît...» (à suivre...)