Il fait vraiment beau, ce 30 mars 1960 à Agrigente, en Sicile. Le temps est très doux, il fait un soleil resplendissant. Le printemps s'annonce bien... Dans la rue principales de la ville, la via Della Victoria, un couple se promène bras dessus, bras dessous pour la promenade dominicale. Bien des passants les saluent au passage car ce sont des personnalités connues à Agrigente. Lui, c'est Francesco Minatori, cinquante ans, plutôt bedonnant, le visage empâté, à moitié caché par de grosses lunettes de myope. Elle, c'est Annabella, sa femme, trente-cinq ans, brune, élancée, une des plus belles femmes d'Agrigente. Dans les salons bourgeois de la ville, elle s'est fait depuis longtemps une réputation pour son esprit, sa finesse et son charme. Mais c'est pourtant à cause des fonctions de son mari qu'on les invite : Francesco Minatori est, depuis plus de dix ans, commissaire principal d'Agrigente. Le couple continue à remonter l'artère animée. Cela fait partie des obligations sociales des notables d'une ville de province. Il faut se montrer, saluer les uns et les autres. D'autant que c?est la dernière fois. Dans quelques jours, ils auront quitté la Sicile, puisque le commissaire Minatori est appelé à d'autres fonctions à Rome... Les Minatori sont arrivés à Agrigente en 1949. Francesco, l'ancien et brillant officier de l'armée italienne, venait d'obtenir son premier poste de commissaire. Dès le début, Annabella a fait sensation. Dans cette ville sicilienne où, traditionnellement, les femmes se tiennent dans l'ombre de leur mari, elle n'était vraiment pas comme les autres. Cette Romaine de vingt-cinq ans a amené une petite révolution dans la société fermée de la ville. Ses toilettes, sa conversation, ses réceptions étaient autant de surprises, de nouveautés. Au bout de quelques mois, c'était elle qui donnait le ton. Les autres femmes de la ville essayaient de la copier. On voulait être aussi élégante qu'Annabella, on lisait les mêmes livres, on s'intéressait aux mêmes spectacles. Mais désormais, la vie d'Agrigente va devoir continuer sans eux. Francesco Minatori vient de passer deux mois, seul dans la capitale, pour trouver un appartement et il est rentré, il y a quinze jours, à Agrigente s'occuper avec sa femme des derniers préparatifs du départ. Le couple a presque fini de remonter la via Della Victoria. Francesco Minatori, malgré son physique peu séduisant, essaie de se composer un air avantageux. A son bras, Annabella, la tête légèrement penchée de côté, sourit, de ce sourire un peu mélancolique qui lui va si bien. Sa robe aux couleurs printanières fait ressortir le noir profond de ses cheveux et de ses grands yeux. Sur leur passage, les chapeaux se soulèvent : «Mes respects, monsieur le Commissaire, mes hommages, madame...» Personne n'a vu l'homme surgir d'une porte cochère, un revolver à la main. Calmement, il vise, dans le dos du couple. Il y a quatre détonations régulièrement espacées, comme les battements d'un métronome. L'instant d'après, il bondit sur un scooter qui attendait le long du trottoir et disparaît dans la circulation. Annabella se met à hurler. Sa robe blanche et rose est éclaboussée de sang. A ses pieds, son mari, qui vient de tomber en avant comme une masse, est allongé face contre terre. Le commissaire principal d'Agrigente vient d'être assassiné, quelques jours avant son départ de Sicile. Dans les journaux locaux et même nationaux, l'événement s'étale en gros titres. La presse y voit le début d'une affaire sensationnelle. Pour tuer un commissaire de police en pleine ville et en plein jour, il faut avoir des raisons très graves. Seule une organisation importante pouvait en être capable. D'ailleurs, la veuve de la victime, elle-même, n'a pas hésité à prononcer devant les journalistes le mot fatidique : «La maffia. C'est la maffia, j'en suis sûre.» (à suivre...)