Je reviens deux années plus tard petit Moh, avec la même conviction de raconter ton histoire, d?écrire ta douleur d?enfant prostré et pauvre, de sensibiliser les hauts responsables sur ton cas et celui de tous les rejetons qui, comme toi, n?ont pas le droit d?apprendre, de lire et d?écrire. Je reviens dénoncer l?assassinat de cette enfance sur les trottoirs au nom de la vie ! «Pourquoi reviens-tu ? Tu vois bien que pour moi rien n?a changé !?», me dis-tu, le regard hagard, rivé à mes yeux et mes habits. Tu ne me reconnais plus. Oui, pour moi il y a eu beaucoup de changements. Ma destinée a été bouleversée. Mais toi, tu es toujours là, comme il y a deux ans, debout sur tes deux pieds chétifs du matin jusqu?au soir, tenant cette galette que les mains ridées de ta mère ont tendrement préparée la veille. «Que vas-tu dire cette fois-ci ? Que je suis mort pour faire réagir ceux qui ne savent même pas que j?existe ? Pourquoi écris-tu alors ?» Je ne sais pas vraiment petit Moh. Tu viens, par cette question aussi pertinente et candide que toi, de remettre en cause ce qui m?a toujours poussé à vivre et à croire : ma foi ! Le même visage brûlé par le soleil, sur lequel se dessine cette enfance que tu portes comme un condamné. Un corps amenuisé, enveloppé dans de larges vêtements rapiécés et sales, je crois que tu arbores les mêmes haillons. «Regarde là-bas, vois-tu cette baraque en parpaing, dressée entre les montagnes, c?est éternellement là que j?habiterai avec ma nombreuse famille. C?est là surtout que s?envolent mes rêves et mes délires chaque jour. Je crois que je mourrai ici même.» Tu as juste le temps d?être en première année primaire, juste le temps de sourire, de goûter à la vie, de tenir un stylo, de caresser l?alphabet, d?ouvrir un bouquin et de lire à haute voix. Cette année, tu ne retrouveras pas tes amis et tes cahiers, car tes pauvres parents ne peuvent te payer ta scolarité. Ton papa ne travaille pas, il n?a pas assez d?argent déjà pour vous faire manger, c?est ta s?ur Amina qui me l?a confié discrètement, au creux de l?oreille. Et toi tu ne sais toujours pas pourquoi on te prive de l?école, pourquoi cette interminable histoire du directeur qui te refuse les papiers de résidence pour compléter ton dossier d?admission. Un conte que ta mère te récite tous les soirs, t?enlaçant dans son giron, te berçant d?illusions éphémères, et toi, accroché à ses bras, tu ne peux voir ces larmes qui couvrent sa frimousse plissée et ces soupirs qui entrecoupent sa voix... Pauvre petit, ne sais-tu pas que tes parents ne peuvent t?avouer cette indigence qui les écrase. «Je sais écrire mon nom, lire un peu, c?est bien d?apprendre, non ! Dans quelque temps, je pourrai écrire moi-même une lettre au président. Je lui parlerai de tout, penses-tu qu?il m?aidera ?», lances-tu de ta voix cristalline. Tu parles ensuite longuement de ta médina sauvage, Médéa, la ville aux mille verdures et paysages, agrippée au flanc de la montagne. Tu me racontes ce fameux soir, où les terroristes se sont introduits dans ton village, dont tu ne prononces plus le nom, pour égorger «comme des moutons» ton grand-père et quelques voisins dans la cour. Des cris de douleur et du sang partout, une image que tu relates dans les moindres détails. «Je n?ai rien pu oublier !», confies-tu. Qu?écrire ? Que raconter ? Je me sens si petite devant la grandeur de ton enfance. Les mots seront si stupides, si froids pour te décrire et parler de toi. Que dire ? Parler de cette stupide foi qui m?aveugle, de ces politiques qui se disputent au nom de la démocratie,? ? Te promettre que, cette fois-ci, ils liront mes mots et tes maux, qu?ils s?agenouilleront devant cette voix puérile qui les interpelle ? Non, je n?ose pas te mentir et me mentir. Pour la première fois, écrire me semble inutile, trivial et absurde. Je n?écrirai rien, je préfère en rester là. Lorsque la réalité me dépasse, écrire n?a plus aucun sens. Mais, j?ai menti. En cours de route, je me suis mise à écrire déjà dans la voiture, car se taire c?est aussi être complice petit Moh. Et je ne veux jamais l?être.