Misère n A l?époque, dans les milieux ouvriers, il mourait autant d?enfants qu?il en naissait ; les maladies, l?insalubrité des logis ainsi que la malnutrition en décimaient par centaines? Qui ne connaît le quartier de la Goutte d?Or, à Paris ? Il n?est pas très loin d?un autre quartier, non moins connu, Barbès-Rochechouart, où, de nos jours, se concentre une population d?origine maghrébine principalement, mais aussi africaine et, depuis quelques années, asiatique. Ces émigrés succèdent aux Italiens et aux Portugais qui y vivaient au cours des années 1950. Au début du XXe siècle, la population de la Goutte d?Or était composée d?ouvriers français ou, comme on disait alors, de «prolétaires» ? le mot, lancé par les marxistes, était à la mode. Ici, se concentraient des dizaines d?hommes, de femmes et d?enfants, dans des logements pour la plupart insalubres. Certaines rues sont même occupées par des familles entières : c?est le cas de la rue qui se trouve entre l?asile d?aliénés et la Salpêtrière, où réside la famille Weber. Une véritable tribu, forte de plusieurs personnes, solidaires les unes des autres, malgré la pauvreté et les conflits qui peuvent naître de la promiscuité. Ils sont menuisiers, ferrailleurs, cochers? Après la journée de travail, ils se retrouvent au bistrot pour jouer aux cartes et siroter une anisette, l?alcool du pauvre. La plupart des femmes travaillent car on a toujours besoin, dans les foyers, de quelques francs en plus, pour nourrir ou habiller les petits, toujours en surnombre. Et si, malgré cela, on manque d?argent, on fait travailler aussi les enfants? Jeanne Weber, qui sera au centre de cette histoire, elle, ne travaille pas. C?est son mari qui, avec ses dix francs quotidiens, nourrit la famille? Une famille bien petite puisqu?elle se réduit aux deux époux et à un enfant. Le couple en a eu d?autres, mais ils sont morts en bas âge. Il faut dire qu?à l?époque, dans les milieux ouvriers, il mourait autant d?enfants qu?il en naissait : les maladies, l?insalubrité des logis ainsi que la malnutrition les décimaient par centaines? D?ailleurs le fils de Jeanne, qui a survécu, n?a pas beaucoup d?espoir de vivre encore longtemps. Les membres grêles, il parvient à peine, à sept ans, à marcher. «Je le nourris convenablement, dit Jeanne, mais il est tout le temps malade !» Les voisins et les parents plaignent la pauvre Jeanne, qui n?a pas de chance avec ses enfants. «Pauvre Jeanne, dit-on, elle va encore perdre celui-là. Elle sera bien seule alors !» On l?aime bien, Jeanne. C?est, au demeurant, une femme très douce et surtout très serviable. Il arrive souvent qu?une cousine qui travaille vienne lui confier son jeune enfant. «Jeanne, veux-tu me le garder jusqu?à mon retour ? ? Bien sûr, dit la jeune femme, tu peux partir tranquille, il ne lui arrivera rien !» Toute autre femme aurait demandé de l?argent pour le service rendu mais Jeanne, elle, ne prend pas un sou. «C?est un plaisir pour moi, répète-t-elle, de garder les enfants !» On pense que cet amour des enfants lui vient du fait qu?elle ait perdu les siens, et on la loue pour cela. (à suivre...)