Il ne porte ni le béret de l'abbé Pierre ni la cape du légendaire chiffonnier de France, il n'a ni le traîneau du père noël ni les rennes transis du plus populaire ami des enfants. Sa grande barbe blanche est plus qu'un ruisseau d'avril, elle est un ruisseau d'amour avec lequel il inonde tout le Dahra et une bonne partie du Tell oranais. Mains nues, le coeur au vent. C'est à pied qu'il bat la campagne, Belhamri, comme un ermite, loin des routes poudreuses et de l'hystérie des grandes villes, avec pour tout bagage chez ce marchand de bonheur, qu'un frugal sac à dos au fond duquel il entasse toujours quelque poupée rafistolée et des bonbons à offrir aux plus démunis des douars. Et des douars, il en a parcourus, ce marcheur infatigable. Mais qui est cet étrange mécène, pauvre comme Job et que l'on surnomme «El fakir» (le démuni)! Qui est ce doux patriarche aussi frêle qu'un papillon et aussi têtu qu'un ver à soie et dont l'unique plaisir est de donner aux autres ce que la vie a toujours refusé de lui donner? Un Hamraoui, un Hamraoui pur et dur élevé à la spartiate, c'est-à-dire dans la misère et qui sait ce que privation veut dire. C'est le 23 août 1935 qu'il verra le jour à Oran. En 1942, il perd brusquement son père et les voilà, livrés sa mère et ses frères aux bons d'alimentation d'une guerre qui ne fait pas de quartier chez les Indigènes. Pour survivre, la courageuse maman vendra des galettes, apprendra à ses petits à coudre et à tricoter. Le char de Benhur Elle s'éteindra à l'âge de 114 ans pour être inhumée dans le VIP des cimetières, celui des Oranais de vieille souche: Oum El Douma, ébloui par les feux et les paillettes scintillantes de la ville européenne qui tranche avec la faim et la déprime d'un quartier au ventre creux. Belhamri se lancera dans la vie avec la fougue aveugle de ses vingt ans, tête baissée, la poitrine gonflée d'espoir. Comme le char de Benhur. Il touchera à tout, apprendra de tout, s'essaiera à tout. Il livrera des journaux, vendra à la criée Oran républicain, L'Echo d'Oran et même France Soir. Il vendra même des fleurs chez Mme Debré, au passage Pascalin, actuellement passage de L'Empire. Des jacinthes aux tulipes et des tulipes aux lilas, Belhamri deviendra, presque malgré lui, un artiste floral qui décorera les églises et la cathédrale de l'évêché et qu'on réclamera dans les fêtes et les mariages pieds-noirs. Instable, Belhamri change une fois de plus de crémerie. Chez M.Tebboune, boulevard Charlemagne, il mettra un train d'enfer au commerce des pièces détachées du vieil israélite. En 1955, il est recruté en qualité de télégraphiste à la Grande Poste. Il butinera, pendant trois ans, entre les grosses gueules du syndicat et les pavés brûlants d'un site de plus en plus tentaculaire. C'est à la mosquée El Fellah, à M'dina El Djedida, très courue à cette époque, parce que dirigée par cheikh Zemmouchi, qu'il trouvera enfin un semblant de paix intérieure. Il y apprendra l'arabe, le Coran, rencontrera Ahmed Sabber et Benzergua, de jeunes talents qui feront parler d'eux après l'indépendance, touchera, grâce au régisseur de Bachtarzi, à un art qui lui est totalement inconnu jusque-là: le théâtre. Dans une cave désaffectée près du cabinet du Dr Nekkache, l'unique médecin musulman d'alors, Belhamri et quelques mordus des planches déclameront, à longueur de soirées, des pièces dans le style de Pierre Angelo. «C'est ainsi que nous avons pu faire passer notre message auprès de la population, à savoir qu'il fallait acheter une voiture pour transporter dignement nos morts au lieu de les laisser conduire à leur dernière demeure sur une charrette à légumes. Nous avons gagné le pari.» Brûlé par les premiers feux de la rampe, Belhamri poussera plus loin la flèche de son arc en donnant carrément la réplique à Rouiched, Kaltoum et même Habib Reda dans Bent El hawa de Youcef Wahbi. Se sentant une âme d'artiste, ce fils et petit-fils de pauvre -luxe suprême- apprendra en cachette le solfège à la rue Philippe, aux portes de Sid El Houari. A coups de bagou et souvent de culot, il réussira même à se faire une petite place au soleil d'une ville qui lui appartient et dont il est rejeté. Comme tous les Pedro et les Gonzales de son âge, il ne se privera pas d'aller voir évoluer, mais à l'oeil, le Real Madrid au stade Montréal, d'applaudir les Harlem globe trotters, les champions cyclistes Fausto Coppi, Kebaïli, Zaâf, Bartali et surtout Labbaoui Benyacoub surnommé Coeur de cheval. Belhamri est de toutes les fêtes. Il s'y invite, il s'y incruste. «Lorsque Marcel Cerdan venait à Lamur ou à la piscine du Galia, j'étais au premier rang. Il adorait les enfants et nous, on le lui rendait bien. Par contre, quand Omar Kouidri se pointait, c`était toujours avec sa garde rapprochée, et nous nous sentions frustrés.» En 1958, Belhamri est muté à Paris à la poste du VIIe arrondissement. J'ai côtoyé ici toutes sortes de gens, des prêtres, des intellectuels, des artistes, et je crois que j'ai enterré mes 25 ans dans ce fichu bistro du nom de «Pied de cochon». Et puis le retour au pays, l'indépendance, les responsabilités. Paisible retraité, père de 10 enfants, cet homme au sourire angélique n'a qu'un seul souci aujourd'hui: aider ceux qui sont dans le besoin, comme il le fait depuis 30 ans. Par conviction. Par charité. Par amour du prochain. «Le déclic m'est venu un jour sous la forme d'un rouleau de scotch, alors que je collais les pages déchirées d'un livre de mon fils. Je me suis dit, après tout, pourquoi ne pas le faire autour de moi et rendre service à tous les manuels handicapés. Pris au jeu, j'ai fini par étendre ma nouvelle activité dans les hameaux et les bourgs de cette Algérie d'en bas que je connaissais très mal.» De fil en aiguille, Belhamri prendra la mesure de l'étendue du sinistre, de la misère et de la souffrance des petites gens à la campagne. «Donner, c'est parfois un sourire, la chaleur d'une présence, une petite attention.» N'ayant pas grand-chose à offrir, il dégagera néanmoins 10% de sa maigre pension pour venir en aide à ceux qu'il pourrait secourir sur sa route. Autant dire, une goutte d'eau dans l'océan. «Je choisis toujours les régions enclavées, comme celles par exemple qui chevauchent les wilayas de Relizane et de Mostaganem. Les Ouled Khelifa ou les Beni Zaltes, entre autres. Il y a beaucoup de misère à résorber ici.» C'est avec son bâton de pèlerin en acier avec pommeau qui l'aide à surmonter sa goûte et non en bois noueux comme dans la bible que Belhamri, depuis trente ans, parcourt les contreforts de l'Atlas, enfilant dechras sur dechras. Aux adultes, il apporte le réconfort moral, aux petits des bonbons ou des chocolats. Contrairement à la cigale et aussi prévoyant qu'une fourmi, c'est en été, pendant la saison molle, qu'il prépare sa campagne d'automne. Par 30 degrés à l'ombre, il mendie des cartables chez les nantis, les «répare» au besoin pour les distribuer un à un dans les douars les plus reculés, là où le vent de l'opulence ne souffle jamais. Il connaît tous les «zawalis» du landernau, tous les enfants de «zawalis» qui n'ont, parfois, rien à se mettre, sur une peau desséchée par le soleil des hautes plaines. Pour cela, il fera régulièrement appel à la générosité de ses voisins, des commerçants et des citoyens qui ont du coeur. Vestes, pulls, vieux bonnets, tout est bon à prendre pour offrir aux malheureux, surtout quand le ciel angoissé pleure de toutes ses larmes, qu'il lâche ses digues et que la terre meuble se transforme soudain en marais. Et évoluer dans ce bourbier n'est pas sans risque. Il se fera mordre par les chiens des douars plus d'une fois, ce qui l'obligera à s'armer chez le dernier gargotier de la piste de tous les os possibles et imaginables pour calmer les molosses. «A la longue, ils deviendront tous mes potes.» Mais les tribulations de Belhamri ne s'arrêtent pas là. Il sera emporté par les crues d'un oued, n'était une branche providentielle qui le sauvera. Il ira même jusqu'à louer les services... d'un âne qui lancera une ruade et l'abandonnera en pleine nature, les quatre fers en l'air. Contre mauvaise fortune, il fera toujours bon coeur, et rien ne décourage, apparemment, ce grand-père pugnace, ni la pluie, ni les distances, ni les sobriquets. Dans ces contrées stériles qui ne vivent qu'au rythme des fenaisons, cet homme aux sandales écorchées a réussi au moins à faire pousser une chose dans le coeur des démunis: l'espoir, une graine qui peut pousser comme le blé dès lors que son sillon est arrosé d'amour. Un coeur d'or Et pour Belhamri, la récolte n'est pas si mauvaise. Des enfants de l'école rurale lui écrivent des lettres pleines de tendresse, presque chaque semaine, comme à un père, comme à un grand frère comme à un parent si près de leur misère, et pourtant si loin de leur bicoque, de leur fumier et de leur terre glaise. Certains sont des hommes, aujourd'hui, quelques-uns ont même fait l'université, et quelles que soient les directions du destin qui les a éparpillés, tous gardent en mémoire l'image et le souvenir d'un vieil ange sans aile au coeur pétri d'amour aussi gros que les vallons de leur campagne. Et lui, quelle image garde-t-il? Sans doute celle de Senia, cette bergère aux vêtements froissés et à la coiffure fripée et qui a totalement changé de look, un jour, grâce au peigne de la poupée Barbie qu'il venait de lui offrir. «J'ai encore tant à donner et j'ai peur de mourir au-dessous de mes moyens» peut-être. Il n'empêche que le sémillant septuagénaire a rempli sa vie comme on remplit une outre en prévision d'un long voyage. Tous en boivent et chacun calme sa soif.