Sinistre n Il faut une quinzaine de minutes pour arriver au cimetière qui, dans la tradition locale, se trouve en dehors du village. Il fait encore nuit quand le groupe de femmes, accompagné de deux jeunes hommes, quitte la maison. Personne n'a songé à emporter de torche pour s'éclairer, mais ces femmes sont habituées à marcher dans l'obscurité même si le chemin est parsemé de pierres. Dans ce village de Haute Kabylie, le progrès est à ses premiers balbutiements : aussi les gens sont-ils pauvres, les mentalités plutôt archaïques. Habituellement, quand les femmes vont ensemble, elles papotent gaiement, mais celles-ci sont silencieuses, graves même. L'une d'elles, soutenue par deux femmes, pousse de temps à autre des soupirs, comme si elle retenait des sanglots. «Allons, allons, répète une vieille, du courage.» Du courage, il en fallait, de la gravité aussi : le cortège se rend au cimetière où un homme, dans la force de l'âge, a été enterré la veille. Il y a sa mère, ses sœurs, son épouse, ses tantes maternelles et paternelles. On a juste laissé la vieille grand-mère qui ne pouvait pas se déplacer. Il faut une quinzaine de minutes pour arriver au cimetière qui, dans la tradition locale, se trouve en dehors du village. Aucun lampadaire – il n'y en a pas – ne l'éclaire, et les visiteuses – les garçons sont restés à l'écart – doivent se faufiler entre les tombes pour arriver à celle que l'on visite. Chacune, en passant devant «les demeures» des morts, doit réciter la formule habituelle : «Le salut soit sur vous, défunts, vous nous avez précédés dans la tombe, nous vous suivrons un jour !» Les morts sont silencieux mais chacun croit qu'au fond de leur tombe, ils entendent les salutations et y répondent. Quant au défunt que l'on est venu visiter, on sait qu'il est «éveillé» et qu'il entend tout ce qui se dit. Dans la croyance populaire, le mort reste éveillé les trois jours qui suivent l'enterrement, du crépuscule (à la prière du maghreb) à l'aube (la prière du fedjr). Il subit le «questionnement du tombeau» par les anges interrogateurs et peut recevoir la «visite» de sa famille.L'une des femmes – celle qu'on a soutenue tout au long du trajet – s'effondre sur un tumulus de terre fraîchement retournée. Des femmes se précipitent. «Fatima ! – Voyons, ce n'est pas raisonnable !» Une vieille la gronde : «Tu es en train de supplicier ton fils !» «Tu ne sais pas, dit une autre, que les larmes coulent jusqu'au corps du défunt et le brûlent comme de l'eau bouillante ! Tu peux pleurer, mais des larmes de douceur, comme l'a recommandé le Prophète, pas les larmes des femmes de la djahilia, la période de l'ignorance !» D'autres femmes pleurent, mais doucement, presque imperceptiblement. C'est alors que l'une d'elles se détache des autres et, à son tour, se jette sur la tombe. «Tu m'as laissée ! Tu m'as laissée ! Que vais-je devenir avec deux enfants à ma charge ?» C'est l'épouse du défunt. On la relève, elle aussi, on l'éloigne de la tombe et on tente de la raisonner. (à suivre...)