La respectabilité d'un homme comme Alexis Gruber ne se discute pas. Peut-on discuter son épouse qui lui a donné six enfants en dix ans, conformément à la volonté divine ? Peut-on discuter son métier ? Chef de rayon d'un grand magasin à quarante ans, après avoir commencé dans ce même magasin en qualité de coursier à l'âge de dix-sept ans ? Alexis Gruber n'a pas de dettes, possède trois costumes, une voiture raisonnable, une salle à manger rustique et se rend chaque dimanche à la réunion d'une association catholique de son quartier. On y parle de la jeunesse délinquante, de l'aide aux handicapes et de la réinsertion des prisonniers. Alexis Gruber consacre le reste de ses dimanches à une promenade familiale éducative et revigorante, qui consiste à parcourir quelques kilomètres dans la campagne genevoise. Le soir, il lave sa voiture, l'aspire et l'époussette, puis la rentre au garage jusqu'au dimanche suivant. Il établit avec son épouse, Elisabeth, le menu de la semaine, assiste au coucher de sa progéniture, en recommandant la prière du soir, borde les six frimousses dans leurs lits superposés et s'accorde un quart d'heure pour lire le journal. Il prend l'autobus en semaine, ses repas à la cantine, et un air de circonstance pour sermonner les vendeuses frivoles. Il connaît chaque article de son rayon, peut réciter les étiquettes et les prix, s'incline devant le directeur et espère obtenir un jour la médaille du travail. Si l'on observe bien Alexis Gruber, son 1,75 mètre, ses chaussures luisantes, son visage impassible et sa démarche équilibrée, il est impossible de supposer une fêlure dans cette respectabilité. Comment imaginer qu'un tel homme puisse tout envoyer promener du jour au lendemain et sans explication valable ? C'est pourtant ce qu'il fait, un matin de 1970 après, il est vrai, une nuit blanche de réflexion solitaire... Il envoie promener sa brosse à dents, son costume trois pièces, sa voiture qui n'a que 10 000 kilomètres au compteur, ses mouchoirs propres, son épouse Elisabeth et les six enfants que le Bon Dieu lui a donnés. C'est une étrange chose que la liberté. Bien des hommes la réclament, se battent pour elle, la mettent en chanson, en statue, en précepte, en espoir, et puis un jour ils l'ont. Et ils ne savent qu'en faire. Comme si la liberté était trop grande pour eux. Pour Alexis Gruber, elle est immense. Depuis le beau matin surprenant où il a déclaré à son épouse Elisabeth : «Je pars. Demande le divorce, occupe-toi des enfants et ne cherche pas à me courir après...» Il est là, tout bête, en chef de rayon qui n'a plus rien d'un chef de rayon, qui se moque pas mal des ricanements des vendeuses, des réclamations des clientes et du prix des étiquettes. Quelle importance tout ça ? Il reste encore un dinosaure pour trouver de l'importance là où Alexis Gruber n'en voit plus : son directeur. «C'est intolérable, monsieur Gruber. Votre rayon a le coulage le plus important du magasin ! Les hommes de la sécurité ne savent plus où donner de la tête ! Même les vendeuses en profitent ! — Ah ? — C'est tout ce que vous trouvez à dire ? Parfait. Si la situation ne s'améliore pas cette semaine, vous pouvez prendre la porte !» Il fut un temps, déjà lointain pour Alexis Gruber, où une pareille menace l'aurait fait rougir de honte, et où il aurait rasé les murs et les rayons pour être digne de la confiance d'«en haut». Mais aujourd'hui, dans le bureau d'«en haut» justement, il regarde la ville, les toits, hausse les épaules et déclare : «La porte, vous dites ? Je la prends aujourd'hui. Préparez donc mes indemnités, j'ai besoin de fêter ça !» (à suivre...)