Au Nebraska il y a toujours des cow-boys, il y a toujours du whisky, mais il y a tout de même moins de chevaux. Tous les dix kilomètres, une bouteille vide de whisky jaillit par la portière d?une vieille Ford Mustang pour éclater sur la pierraille gelée qui borde la piste. Quatre cow-boys roulent vers la petite ville de Stapelton, 2 000 habitants, dont quatre policiers pour l?ensemble du district. Les quatre cow-boys, ivres donc et patibulaires à souhait, ruminent une vengeance. Aujourd?hui a lieu le bal des anciens combattants, ceux que l?on appelle là-bas les «vétérans». Ce bal est l?un des grands événements de la saison hivernale. Or, l?année dernière, le comité chargé des invitations s?est opposé à leur présence, sous un prétexte insupportable : ils n?ont pas fait la guerre? Ce n?est tout de même pas leur faute s?ils étaient trop jeunes ; ils ne demandent pas mieux que de la faire, mais encore faudrait-il qu?il y en ait une. En fait de guerre, les quatre cow-boys ne s?attendent pas à être servis plus vite qu?ils ne le pensent. Mais ils cherchent quelques idées de blagues cruelles et vengeresses. «Si on leur téléphonait qu?il y a une bombe cachée dans le dancing ?» propose l?un. ? C?est pas drôle? Je proposerais plutôt qu?on y jette des boules puantes, suggère un autre. ? Quais? mais où les trouver à cette heure-ci ?» Le conducteur les fait taire d?un coup de frein et d?un geste du bras. «Hé, les gars, regardez là-bas?» A l?entrée de la petite ville, secouée par le vent froid à geler les os qui souffle dans la rue déserte, un homme chétif titube à la lueur des phares. «Et alors ?? c?est Red Storm. ? Oui. Mais ça me donne une idée, figurez-vous?» C?est une belle idée que ce cow-boy vient d?avoir, une idée dont l?Ouest américain n?a pas fini de parler. Plus qu?un paysage, l?Ouest américain est une atmosphère. Il est donc difficile à décrire. L?horizon, qu?il soit plat ou montagneux, y est plus éloigné qu?ailleurs. Tout y semble moins définitif, moins installé, comme si le vent et les Peaux-Rouges venus du désert ou des Montagnes Rocheuses risquaient à chaque instant de tout balayer. Pourtant, les Peaux-Rouges semblent bien inoffensifs. C?est le cas aujourd?hui des Sioux de la tribu des Slums, parqués dans une réserve près de la petite ville de Stapelton. Ce fut une tribu héroïque. Après avoir infligé une terrible défaite au célèbre général Custer, c?est ici, il y a moins de cent ans, que 200 d?entre eux, désarmés et malgré la protection d?un drapeau blanc, furent massacrés par la cavalerie US : vieillards, femmes et enfants jusqu?au dernier. Ainsi s?acheva, par une violence sinistre autant qu?inutile, le dernier soulèvement des Peaux-Rouges contre l?homme blanc. Or, lorsque commence cette histoire, en février 1972, par une nuit glaciale, le descendant d?un des chefs de la glorieuse tribu ? une sorte d?aristocrate en somme ? titube dans une rue de la petite ville. Malgré son nom, Red Storm, qui veut dire Tempête rouge, il n?a plus rien d?un guerrier. C?est un bonhomme chétif, vêtu d?un jean troué et d?un vieux pull-over rapiécé, qui n?a d?indien que le nez busqué et les cheveux noirs et gras. Tempête rouge n?est qu?un journalier d?occasion, un travailleur sans enthousiasme et parfaitement inoffensif, qui échange l?argent gagné dans les ranches contre l?eau-de-vie et réclame à la police, lorsqu?il est ivre, l?abri d?une cellule chauffée. Malheureusement, cette nuit-là, il est vu par nos quatre cow-boys soûls qui cherchent à se venger d?avoir été refoulés du bal des anciens combattants. Dans leur vieille Ford Mustang bringuebalante, ils poursuivirent quelques instants le malheureux Tempête rouge à travers les rues, le coincèrent le long d?un mur, descendirent de voiture, et comme s?ils pelaient un oignon, lui retirent l?un après l?autre ses pull-overs rapiécés, lui arrachent son pantalon, son caleçon et ne lui laissent que ses chaussures. Puis, poussant devant eux le pauvre homme, nu comme un ver et grelottant, ils remontent dans leur guimbarde. Quelques instants plus tard, les quatre hommes s?arrêtent sur le parking de la salle des fêtes, sautent à terre et font irruption dans le dancing. Il y a tant de monde, l?orchestre met un tel entrain, que les danseurs ne s?aperçoivent pas tout de suite de leur entrée? Il y a simplement quelques cris de femmes. Puis un cercle se forme devant l?entrée, la musique s?arrête et l?un des cow-boys crie en s?adressant à la foule : «Tenez? vous avez oublié un invité !» Et dans un silence mortel, il lance sur le parquet, plutôt qu?il ne la pousse, une forme humaine à la peau nue et jaunâtre. (à suivre...)