A quoi ressemble le richissime marchand de houblon Théo Kholer ? Il ressemble comme deux gouttes d'eau au richissime marchand de houblon Ader Krantz. Même carrure, même estomac de grand buveur de bière, mêmes joues pleines et roses, même voix tonitruante. Le premier téléphone au second depuis Cologne, dans la bonne ville de Kulmbach. «Ader, j'ai un grand service à te demander, il s'agit de mon fils aîné Georges. Pourrais-tu le prendre en stage pour une année ? — Sans difficulté, mon cher Théo ! Qu'est-ce qu'il y a ? Des ennuis avec ton garçon ? — Cette génération me rend malade ! Tu connais mes principes ! Je n'ai pas élevé un fils jusqu'à vingt-cinq ans pour qu'il fasse des bêtises avec la première pin-up venue ! — Une pin-up ? — Elle se prend pour une pin-up, en tout cas. Ma secrétaire Kristel, tu la connais ? — Jolie fille ! — Possible, mais l'aîné des Kholer a autre chose à faire qu'à courir après une petite secrétaire. Elle l'a envoyé promener, pourtant, mais il s'obstine ! Un vrai désastre, mon vieux ! Le gamin rêve au clair de lune, lui envoie des fleurs et des poèmes, il la coince dans les couloirs, c'est devenu infernal. — Renvoie la secrétaire ! — Ah ! non. Pour une fois que j'en tiens une sérieuse. Alors, c'est dit, je te l'envoie ? — Expédie-moi le don Juan, j'en fais mon affaire ! Chez moi, il sera bien obligé d'apprendre le métier. Ma secrétaire est un vrai repoussoir, et il y a longtemps qu'elle a passé le cap des fredaines. — Je compte sur toi. — Entendu.» Le cours du houblon est inchangé, la fortune de Théo Kholer et celle d'Ader Krantz se maintiennent solidement depuis la fin de la guerre. Ils ont reconstruit maison, industrie, honneur et compte en banque. Ils se comprennent : un fils de vingt-cinq ans doit marcher sur les traces de son père et épouser une fille de son monde, de son sang et de sa fortune à venir. Question de principe ! Question subsidiaire : peut-on construire un criminel à base de principe ? Réponse : oui. Georges Kholer a donc vingt-cinq ans. Le voici qui pénètre dans la villa cossue et moderne de l'ami Krantz. Même architecture, même décor que chez son père. L'ami Krantz, qui n'a pas de fils, examine le rejeton de son vieux camarade. Un toupet de cheveux lisses bien peignés de gauche à droite au-dessus d'un front étroit. Une paire de sourcils effarés, un regard inquiet derrière des lunettes d'étudiant sage. Un nez droit à la narine large et le reste du visage en forme de poire soutenu par un nœud de cravate étriqué. Intérieurement, l'ami Krantz se dit : «Aucun caractère, trouillard, le dos mou. J'espère qu'il a au moins le sens des affaires. Et en plus, monsieur boit du soda américain ! Pauvre Théo, enfin, tâchons d'améliorer l'héritier. Entre vieux copains de guerre, c'est la moindre des choses.» L'héritier est donc invité à faire partie de la maison familiale des Krantz et à s'intégrer aux affaires des Krantz. Ici, mêmes principes et même métier que chez son père. Il sera formé au houblon et à la discipline de son rang, ou il cassera... Mais, à haute voix, l'ami Krantz accueille le nouveau venu avec une bonhomie étudiée : «Alors, jeune homme, on vient faire ses classes chez un concurrent ? Excellente idée de ton père ! A partir de demain, je te colle à la manutention. Tu commences à six heures, une pause à dix heures, fin du travail à dix-sept heures. Le bas de l'échelle, mon garçon. Je ne connais rien de mieux que ça pour t'en dégoûter et te donner l'envie de grimper dans les étages supérieurs. Mais tu apprendras le métier à la base et ça te fera les muscles. (à suivre...)