Jean-Marie, où étais-tu encore passé ? Ça fait une heure que je hurle pour te faire revenir ! — Nulle part, j'étais là... — Encore fourré avec ce voyou de Samuel, je parie ! Mais vous ne pouvez donc pas vous décoller l'un de l'autre cinq minutes ? Qu'est-ce qu'il a de plus que les autres ? Il n'est pas tellement intelligent, il a une tête impossible et il n'est pas drôle ! Voilà ce pauvre Samuel Gruber habillé pour le compte. Dame ! la mère de Jean-Marie Drolling ne fait pas dans le genre aimable. Mas que peut-elle comprendre à l'amitié de deux gamins de dix ans ? Peut-être ont-ils simplement tous les deux des mères à la main leste... En tout cas, contre vents et marées, l'amitié de Samuel et de Jean-Marie se révèle en acier. Au moment de l'adolescence, ils tombent amoureux des mêmes filles, mais restent liés comme deux doigts de la main. Et puis, vient le moment du service militaire. Pour eux, les choses s'aggravent car Samuel et Jean-Marie sont Alsaciens. Ils font partie des «malgré nous» et se retrouvent, bon gré, mal gré, sous l'uniforme allemand... — Samuel, je viens de recevoir mon affectation. Je suis envoyé au 13e régiment d'infanterie de la Wehrmacht ! Troisième compagnie. — Formidable, Jean-Marie ! — Ah bon, c'est tout l'effet que ça te fait ! J'ai bien envie de prendre mes cliques et mes claques et de filer en zone libre. — Tu es fou. Et ta famille ? Tu y penses, à ta famille ? Ton père, ta mère, ton frère et ta sœur Christelle, tu sais ce que les chleuh leur feront si tu te défiles ? Non, si je dis «formidable», c'est parce que, moi aussi, je viens de recevoir mon bulletin d'affectation. Et devine ! Moi aussi, je suis affecté au 13e régiment d'infanterie. Et moi aussi je pars pour la troisième compagnie. On va être ensemble. A deux, on se débrouillera mieux... Jean-Marie est un peu consolé. Et puis, cette foutue guerre, peut-être qu'elle ne va pas durer si longtemps après tout. Et peut être qu'ils arriveront â ne pas tirer un seul coup de fusil. Ce que Samuel et Jean-Marie n'ont pas prévu, c'est qu'ils vont se retrouver loin de chez eux. Très loin, sur le front russe. En plein dans cet hiver qui fait que les hommes morts restent debout, congelés sur place... — Jean-Marie ! Ça va ? Tu m'entends ? On ne va pas tenir longtemps ! Il faut se replier. Tu m'entends ? Dans l'obscurité déchirée par les balles traçantes, au milieu des rafales de mitrailleuse, des explosions qui ébranlent la terre russe gelée, Samuel appelle son copain Jean-Marie. Mais personne ne répond : — Pourtant, il est là ! j'en suis certain. Il y a trois minutes, je l'ai encore aperçu. Samuel rampe dans la neige, sur les coudes. Au moins, le froid empêche qu'il ne patauge dans la boue. Un gémissement attire son attention : — Jean-Marie, c'est toi ? Qu'est-ce que tu as ? Tu es touché ? Jean-Marie est là, à moitié empêtré dans des fils de fer barbelé qui lui déchirent le visage... parvient à gémir : — Je suis foutu, Samuel, c'est trop tard, j'ai mon compte. Occupe-toi de ma petite Christelle. Epouse-la et pensez à moi pour votre premier fils. — Tu dérailles... Attends une seconde, je vais te sortir de là. Je vais te porter jusqu'à l'ambulance... Samuel commence à s'activer. Avec son poignard, il cisaille les fils de fer barbelé qui s'accrochent à sa capote vert-de-gris. Jean-Marie ne bouge plus, il a fermé les yeux. Samuel crie : — Jean-Marie, ne t'endors pas ! Avec ce froid, il faut que tu restes éveillé. Réponds-moi ! Samuel n'entendra jamais la réponse de Jean-Marie. Une énorme explosion le projette dans l'inconscient. Quand il se réveille, il est couché sur un lit de camp. (à suivre...)