A la fin du XlXe siècle, à Pistoia, en Italie, un colonel est tout fier d'annoncer la naissance de son fils. Ce n'est pas le premier, il en a déjà un. Quelqu'un dit pour être agréable : «Il ira loin, celui-ci !» Et c'est vrai, le petit Jean de Sperati ira loin. Mais sa carrière unique sera celle d'un révolté, d'un original, qui passera toute son existence... à se venger. En effet, pendant de longues années il n'aura qu'une seule obsession : ridiculiser une catégorie professionnelle, la bafouer et réduire ses prétentions à néant. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il va y réussir. Au-delà de tout ce que l'on peut imaginer. Au prix d'efforts surhumains, inhumains. Et Sperati finira, pour se venger, par devenir un artiste hors du commun. Le père Sperati était colonel, le grand-père était général. Mais papa Sperati se lance dans les affaires, ce qui n'est pas recommandé aux militaires. Les siennes tournent mal. Jean de Sperati, au lieu de vivre des rentes accumulées par sa famille, doit devenir comptable. Mais il cultive, pour se consoler des chiffres, une passion qui a presque, à cette époque, le bénéfice de la nouveauté : il est philatéliste. Il achète un jour, à Paris, au prix de toutes ses économies, un timbre rare. L'expert qui le lui vend lui fournit un certificat d'authenticité. Quelques années passent, et Sperati décide de revendre son timbre qui a, normalement, pris de la valeur depuis l'achat. Un autre expert à qui il le soumet, lui déclare : «Ce timbre est un faux !» Qui a raison ? L'expert vendeur ou l'expert acheteur ? L'histoire ne le dit pas. Mais Sperati sort de la boutique au comble de la rage. L'un des deux experts est un jean-foutre, un malhonnête homme ; les deux, peut-être. Sperati vient de trouver sa vocation. Désormais, il va s'acharner contre les experts. Et consacrer toute son existence à accomplir cette mission «sacrée». Sperati est organisé : il a, en Italie, un frère aîné qui édite... des timbres, justement. Il se rend chez lui et apprend longuement tous les secrets de la gravure de ces miniatures. Puis il quitte son frère et rejoint un autre parent. Celui-ci a aussi un rôle à jouer dans son plan de vengeance. Il est fabricant de papier et Sperati, chez lui, apprend tout sur cette technique. Quand il rentre dans sa chambre, il se plonge dans l'étude d'ouvrages de chimie, qui lui seront utiles. Lorsque Sperati atteint enfin sa majorité, il est déjà formé d'une manière exceptionnelle à la fabrication de timbres-poste. Il lui faut passer désormais à la phase suivante de son plan. Désormais, dès qu'il en a l'occasion, il achète de vieux manuscrits datant de 1830, 1845, 1875, mais rien avant 1830... Il se procure aussi une quantité importante de vieux timbres, dont la cote est nulle ou très faible. Une fois en possession de ces vignettes, il commence ses expériences : il en efface l'encre d'impression, il apprend à les décolorer, grâce à ses connaissances en chimie. Il les blanchit, avec précaution, jusqu'à ce qu'il obtienne de précieux carrés dentelés et anciens, mais vierges. Quand il estime que l'aspect du papier sur lequel il va travailler demande à être perfectionné, il n'hésite pas à les tremper dans des bains d'eau bouillante ou de térébenthine. Ils deviennent alors rugueux à souhait : de véritables timbres primitifs, des «incunables» de la philatélie. Mais Sperati sait que les experts ont déjà, à l'époque, des instruments techniques perfectionnés : les lampes de Wood, qui donnent une fluorescence spéciale et trahissent les contrefaçons. Il s'en procure une. Puis, directement sous la lampe, Sperati entreprend la confection de faux. (à suivre...)