Nous sommes dans les années 1950. Le petit bourg à vocation essentiellement pastorale compte environ dix mille, âmes dont trois mille Européens (colons et petits artisans). Ici, au seuil de la Steppe, tous les métiers coexistent. Il y a le dinandier, le tisseur, le bourrelier, le forgeron, le cantonnier, la «dellala», la marieuse, la pleureuse et le crieur public. L'église n'est séparée de la mosquée que par une longue avenue commerciale, pompeusement surnommée Charlemagne. Lorsque ramadan sonnait aux portes, les femmes du village étaient prêtes. Les unes avaient séché plusieurs cageots de tomates et rempli une bonne douzaine de bouteilles de jus, les autres en roulent plusieurs kilos de «merise» qui servira de chorba et donc de plat d'entrée, très apprécié dans cette région de la steppe, bien plus que la traditionnelle «hrira». Pour donner plus de chance à leurs élèves de décrocher le CEP (certificat d'études primaires), certains instituteurs de l'école indigène leur conseillaient carrément de ne pas faire carême. Personne n'en tenait compte évidemment et celui qui osait défier l'ordre établi était copieusement insulté et traité de «oukel ramdan». Mais ce qui était remarquable dans ce village où tout le monde était pauvre, exception faite des propriétaires terriens, c'était la rahma. L'extraordinaire rahma du monde rural, l'incomparable rahma du monde paysan faisait preuve. Savez-vous que des citoyens faisaient le guet devant la gare routière pour se disputer les derniers passagers qui débarquaient du car et qui ne savaient pas où aller ? Ils les invitaient à rompre le jeûne en famille. L'inconnu avait droit à tous les égards et il avait droit aussi aux meilleurs morceaux du repas. Cela a totalement disparu de nos jours. Et lorsqu'on le raconte aux jeunes, ils écarquillent les yeux d'étonnement. La rupture du jeûne au départ signalée par l'appel du muezzin. Voyant que la voix de l'imam ne portait pas très loin, les autorités françaises lui permirent en plus de l'appel obligatoire d'agiter un drapeau blanc dont l'avantage est qu'il était visible à plusieurs kilomètres à la ronde. Un peu plus tard, les services communaux mettaient à la disposition de la mosquée la sirène des sapeurs-pompiers. Pour les soirées au village, et contrairement à ce que l'on pourrait penser, l'animation culturelle était au maximum. La seule mosquée du bourg était prise d'assaut pour les prières des «taraouih» et l'unique cinéma n'affichait que des films égyptiens distribués par la maison Régence tels que «Antar Ibn Chedd» «Nour El-Islam» et bien sûr toute la série des succès de Faten Hamama, Samia Gamal, Farid El-Atrach, et Mohamed Abdelwaheb.