Je n'ai jamais aimé la chasse à l'affût : j'apprécie peu le plaisir d'assassiner d'un coup de fusil à bout portant un animal sans méfiance. Je regarde ces pratiques comme indignes du vrai chasseur ; il y a, pour moi, autant de différence entre elles et la chasse de jour qu'entre la guerre et le meurtre. En outre, l'affût est pour moi un véritable supplice n'étant pas doué des nerfs spéciaux des Gérard, des Bombonel (ou des Tartarin), l'immobilité que l'on doit y garder, dans des positions peu commodes, me donne rapidement des attaques de danse de Saint-Guy. J'ai beau me crier intérieurement, comme l'illustre Tarasconnais : du sang-froid ! du calme ! j'ai besoin de remuer tantôt un bras, tantôt les pieds, tantôt la tête, si bien que mon gibier se garde de passer à portée de mon arme. A de rares exceptions près, j'ai toujours été bredouille. Cependant, dans l'espérance de voir une belle pièce ou de détruire un fauve trop méfiant, j'ai quelquefois passé mes nuits à l'affût : la dernière des équipées de ce genre m'a, enfin, dégoûté totalement de ce genre de sport. Deux Kabyles, chasseurs de profession, vinrent me prévenir qu'un énorme sanglier, tout blanc de vieillesse, disaient-ils, ravageait les jardins de la tribu ; qu'en vain, ils avaient poursuivi la bête, qu'ils l'avaient tirée à bonne portée, et, eux, qui ne manquaient jamais leur coup, n'avaient pu l'arrêter. C'était à leur dire un véritable chitane, un animal marabout. Ils avaient bien visé et pourtant le solitaire n'avait même pas daigné les regarder ; il s'était ébroué, en trottinant ni plus ni moins fort qu'avant les coups et, à quelques pas de là, rencontrant une vieille femme portant de l'herbe l'avait décousue proprement. L'affût ne leur avait pas mieux réussi ; le sanglier était arrivé dans la brousse à côté d'eux, mais il les avait sentis et s'était éloigné sans passer à découvert. Et tous les soirs, sans souci des coups de feu, il venait au même endroit, ravager les citrouilles et les pastèques et se régaler de quelques épis de bechna. Le plomb qui devait le tuer n'était pas encore fondu ! Peu convaincu de l'invincibilité et de la sainteté du monstre, je résolus de l'affûter et de démontrer à mes chasseurs qu'il n'est pas de chitane ni de marabout qui tienne devant une balle bien ajustée. Le soir même, je mettrais parterre le solitaire ; la lune étant nouvelle, se couchant tôt, je reviendrais à l'aube m'étendre dans mon lit avec la satisfaction de la victoire. Il n'en fut rien, hélas ! Je m'installai dans un bois de chênes zéens formant une haute futaie assez serrée, parsemée de petits buissons de bruyère et d'arbousiers : la trace faite par l'animal venant du haut de la montagne pour gagner les jardins était nette comme une grande route ; il devait y passer chaque soir, y repasser le matin. Blotti dans une belle touffe, à petite portée, j'attendis en vain pendant six heures, gardant presque l'immobilité, tellement j'avais le désir de débarrasser le pays du vieux fauve il fut plus malin que moi et ne vint pas. La lune se cacha derrière les collines boisées et, brusquement, l'obscurité devint profonde. Je jetai, très dépité, mon fusil sur l'épaule et, m'étant longuement étiré, je me dirigeai en maugréant vers mon lit, en adressant mentalement au sanglier marabout, toutes les injures du chasseur bredouille au gibier absent. (à suivre...)