Nabil revient de loin : dans la nuit du 6 octobre dernier, il survit miraculeusement à une embuscade terroriste alors qu'il livrait une partie de chasse avec ses amis dans la forêt de Ouled Salah, sur les hauteurs d'El-Milia. Nous lui avons rendu visite à l'hôpital où il était encore sous observation. Récit d'une impitoyable chasse à l'homme. Nabil a 33 ans, une adorable petite fille de 2 ans et une passion, une passion dévorante : la chasse. Une passion qui a failli lui coûter la vie. Alité au service de chirurgie de l'hôpital Bachir-Mentouri d'El-Milia, Nabil avait les deux cuisses langées d'épais pansements, au moment de notre passage en ce lundi 10 octobre, et pour cause, il a reçu des éclats métalliques, “des débris de balles explosives”, précise-t-il, suite à cette funeste nuit du 6 octobre. Nabil pratique la chasse depuis une vingtaine d'années. Il faut dire qu'à Ouled Salah où il habite, un hameau au décor bucolique situé à une dizaine de kilomètres sur les hauteurs d'El-Milia (60 km au sud-est de Jijel), la chasse est une pratique ancestrale. “Avant le terrorisme, il nous arrivait de passer toute la nuit à chasser. On chasse le lapin, le sanglier, le chacal, la perdrix. La saison de la chasse s'ouvre à l'automne, avec les premières pluies. Quand la terre verdoie, toutes les bêtes sortent de leurs trous. En été par contre, on ne chasse pas beaucoup. On se contente de tendre des pièges aux sangliers pour les empêcher de ravager nos jardins”, souligne le rescapé. À noter que Nabil est GLD depuis 1998, un statut qui l'autorise à jouir d'un fusil de chasse, un vrai. Il possède une “khomassia” comme il l'appelle, un fusil à cinq cartouches. Partie de chasse après le f'tour Les deux jours qui ont précédé le drame, Nabil est allé chasser avec ses amis, sans incident aucun. Son ami Mohamed passait le prendre avec une bande d'amis et ils partaient chasser en voiture après la prière des tarawih. Mohamed, 33 ans, un mordu de la chasse lui aussi, était grossiste en médicaments et habitait au quartier de T'har, un petit patelin situé à un jet de pierre plus bas. Nabil et ses compagnons chassent, convient-il de le signaler, sans descendre de voiture. “Les bêtes courent très vite, alors, la traque en voiture est plus pratique” explique-t-il. L'un des chasseurs balaye préalablement le paysage à l'aide d'un projecteur. Dès que la proie est repérée, le chauffeur la poursuit tandis que celui qui tient le fusil se charge de l'abattre. Le jeudi 6 octobre, Nabil ne devait pas sortir : “Depuis toujours, j'évite de chasser le jeudi” dit-il. “C'est une journée de grande agitation : les terroristes bougent, les militaires, les bandits, on peut tomber sur l'un ou l'autre. Mohamed était de mon avis et nous nous sommes tenus à cela.” Mais voilà que le soir, après la prière des tarawih, Mohmed, accompagné de deux de ses voisins, Salah (21 ans) et Ramzi (23 ans), viennent le trouver au café du village et lui suggèrent de faire un tour dans la forêt. Nabil n'a pu y résister. Se joindra également à eux Kheireddine, voisin de Nabil et élément du groupe d'autodéfense du village comme lui. C'est ainsi qu'ils montent à cinq dans la Clio classique de Mohamed et, en avant ! Des cinq, seuls Nabil et Kheireddine avaient des fusils en bonne et due forme. Mohamed, lui, n'avait qu'un vieux fusil artisanal à canon court. Quant à Salah et Ramzi, ils étaient venus juste pour le plaisir de se promener. Ils n'entendaient pas grand-chose à ce curieux loisir. “Nous avons roulé sur environ 14 km, de Ouled Salah à Zène, aux frontières entre les wilayas de Jijel et Skikda. Au premier "voyage", nous avons eu trois lièvres et un chacal. Kheireddine tenait le projecteur et moi le fusil. Le premier voyage effectué, nous sommes revenus au village faire une pause autour d'un café. Il devait être 22h30.” Le tour de trop Au deuxième “voyage”, Kheireddine et Nabil échangent leurs places : le premier s'installe près du conducteur, le fusil bien mis en évidence, la crosse en joue, prêt à tirer sur la première bête qui passe, tandis que le second, assis derrière, le projecteur à la main, balaye le secteur pour repérer les proies potentielles. “De temps en temps, je tirais aussi. J'avais mon fusil entre les jambes”, indique Nabil. “Nous avons chassé ainsi jusqu'aux coups de minuit avant de nous décider à rentrer. Au retour, on a pourchassé un lapin sauvage. Le lapin fuyait à chaque fois. À un moment donné, nous avons amorcé un double virage et je continuais à balayer du projecteur les parages à la recherche du lapin.” Arrivés à un virage très serré, la foudre s'abat sur les chasseurs impavides : “Nous nous sommes engagés dans un angle mort, au détour d'un virage difficile, quand une rafale s'est déchaînée brusquement sur nous”, se rappelle le rescapé. À ce point de son récit, notre miraculé reproduit sur une petite feuille de papier le croquis de l'embuscade, avec, à la clé, un véritable rapport balistique de l'attentat. Ainsi, il indiquera que les assaillants étaient au nombre de six, embusqués à deux endroits différents : quatre d'entre eux étaient juchés sur un talus, et leurs coups de feux ricochaient à l'arrière de la voiture, tandis que deux autres terroristes, terrés dans un regard, mitraillaient l'avant de la voiture comme l'attestent les quatre impacts de balles qui trouent le pare-brise avant de la Clio. “Je ne comprenais pas ce qui nous arrivait. Il y avait un grondement terrible de rafales, un boucan d'enfer, c'était effroyable ! Je n'avais jamais vu ça ! En un clin d'œil, le projecteur s'est éteint, la voiture s'est immobilisée, les phares de la voiture se sont éteints également et nous étions plongés dans le noir le plus total. Mohamed a tout de suite été touché. Ma première pensée en voyant tout ce déluge de balles était : "Nous sommes tombés dans une embuscade militaire." Je me disais que l'armée nous était tombée dessus à cause de la chasse. J'ai imaginé qu'ils étaient au moins 50 soldats à en juger par ces tirs nourris.” Nabil poursuit son témoignage avec un calme olympien ; un témoignage qui pourtant allait se faire de plus en plus poignant : “Après, j'ai senti comme une décharge électrique au niveau de mes jambes. Les balles fusaient de partout et j'avais la chair de poule. Bientôt, je ne sentais plus ma peau. Il faisait un noir opaque, on ne voyait que les étincelles des balles giclant des fusils mitrailleurs.” Se trouvant près de la portière gauche, derrière le chauffeur, Nabil l'ouvre et se projette dans le vide par instinct de survie pendant que les balles continuaient à siffler au-dessus de sa tête : “Je me suis projeté de la voiture et j'ai rampé sur deux ou trois mètres avant de me jeter dans un fossé sur le bas-côté. Il y avait une pluie de balles. Je me considérais comme condamné ; j'ai prononcé la chahada et guettais la mort en ayant une forte pensée pour ma famille, en particulier pour ma femme et ma petite fille de 2 ans (sur ces mots, Nabil a les yeux en larmes, l'émotion lui nouant la gorge). Je récitais des versets du Coran en me recroquevillant sur moi-même, le corps tordu de douleur et le sang coulant de mes cuisses touchées par des éclats de balles.” Pendant tout ce temps, Nabil n'entendait pas ses compagnons. Ni cris, ni pleurs, ni gémissements, rien. C'était le silence total. Le silence de la peur. Ou pire. De la mort ? “À un moment donné, j'ai eu un éclair de lucidité et j'ai résolu d'aller chercher coûte que coûte mon fusil couché à l'arrière du véhicule. Profitant du noir qui voilait tout, j'ai rampé jusqu'à la voiture, j'ai pris mon arme et j'ai sauté à nouveau dans le fossé. Je me suis tenu prêt à tirer et j'ai attendu qu'ils s'approchent du véhicule pour riposter.” Seul contre six tueurs Les voilà justement qui s'avancent d'un pas prudent vers la Clio criblée de balles. Sur ces entrefaites, Nabil pointe son fusil dans leur direction sans toutefois parvenir à les distinguer : “J'ai tiré deux coups de feux anarchiques, sur quoi ils ont fait marche arrière. Ensuite, j'ai tiré deux autres coups dans le tas tout en bondissant de mon trou, j'ai fait des cabrioles et me suis jeté sur le flanc opposé de la route. Je me suis retrouvé alors dans une espèce de ravin pendant que les balles crépitaient de plus belle autour de nous.” Nabil s'immobilise dans le creux du ravin, légèrement à l'abri. Il manœuvre et guette ses adversaires. Il ne lui restait plus qu'une seule cartouche dans son fusil. Il n'a pas de nouvelles de ses compagnons. Ont-ils été tués ? Y a-t-il des survivants parmi eux ? “À un moment donné, j'ai entendu des voix qui s'approchaient de la voiture. Je peux vous dire que jusqu'à cet instant-là, mes compagnons étaient encore en vie”, soutient Nabil. “J'entendais les terroristes s'approcher, les portières de la voiture qui claquaient, et l'un d'eux crier : "Agatlou ! Aâtih lerrass !" (Explose-lui la tête !) J'entendais les victimes qui râlaient et agonisaient (inaz'ou) en disant : "Ah ! Ah ! ya baba ! ya baba !" Si je ne m'abuse, l'un des assaillants s'appelait Antar, un autre Abou Tourab. Ce Antar criait de nouveau à l'adresse de son acolyte, probablement un jeune inexpérimenté qui semblait hésiter : “Goutlek agatlou, n'batou h'na ? dhork yelhag alina etaghout. Adharbou âla rassou, makayen oualou. (Allez, grouille-toi, tue-le, c'est rien. Allez, manie-toi, le “taghout” va arriver !). Nabil croit entendre par la suite des injures. En effet, à un moment donné, l'une des victimes, prise d'un sursaut de rage et de courage, part d'une kyrielle d'insultes à l'encontre du chef de cette expédition meurtrière. Ce dernier lui cogne dessus avec la crosse de son arme en lui disant : “Âtina esslah, âtina el khomassia, où sont vos armes ?” Dépité de n'avoir trouvé pour tout butin que le vieux fusil artisanal de Mohamed et d'“avoir gaspillé autant de munitions inutilement” (sic), lui qui supposait nos chasseurs bien mieux équipés, le chef de ce sinistre commando sort un PA et le vide dans la tête de son otage, comme en témoigne Nabil. Leur sale besogne terminée, l'“émir” enjoint à ses hommes de fouiller les victimes : “J'entendais leur chef qui leur disait : "Fatechouhoum kech ma talgaw tahthoum kouaghat" (Fouillez-les et prenez leurs papiers !). Comme nous aurons à le constater par la suite, les terroristes ont délesté leurs victimes d'une partie de leurs effets vestimentaires. “Rani fel fayda !” Après plus d'une heure de supplice, les auteurs de cette macabre chasse à l'homme se décidèrent à quitter les lieux. Nabil qui retenait jusque-là sa respiration put enfin souffler. Pour autant, il ne s'avisa pas de sortir de sa cachette : “Je suis resté prostré dans mon trou 20 à 25 minutes après leur départ. J'avais peur qu'ils reviennent. J'entendais la voix de Mohamed qui agonisait. Il prononçait le nom de Kheireddine. J'ai rampé jusqu'à la voiture, j'ai trouvé Mohamed baignant dans une mare de sang. Il perdait beaucoup de sang qui coulait de son flanc gauche. Il avait du mal à respirer. Les autres étaient étendus chacun dans un coin autour de la voiture. Mohamed ouvrait péniblement les yeux, les deux autres gisaient inanimés. Il m'a serré très fort la main et m'a demandé de faire démarrer la voiture pour l'évacuer. Hélas, celle-ci était dans un très mauvais état. Je pensais que Kheireddine aussi était mort et qu'ils avaient pris son arme. Finalement, lui aussi était embusqué dans une tranchée mais je ne l'ai pas vu sur le coup. J'ai foncé sur le village, parcourant à grand-peine les 3 kilomètres de forêt qui me séparaient du lieu de l'attentat, prêt à me jeter sur le bas-côté à tout moment, m'attendant à les voir surgir de nouveau. J'avais le sang qui giclait de mes cuisses. J'avais très soif. Mes jambes ne me tenaient plus. Mais j'ai couru, j'ai couru jusqu'au village…” Arrivé au village, Nabil sera évacué immédiatement à l'hôpital d'El-Milia. Les dépouilles de ses compagnons devront attendre jusqu'au matin avant d'être transférées à la morgue de l'hôpital. Des quatre passagers de la Clio, seul Kheireddine survivra à ses blessures. Il a eu un genou fracassé par les balles et devait être opéré au CHU de Jijel. “Rani fel fayda”, lance Nabil avec un détachement surprenant. “Je ne réalise pas que je suis encore en vie, que je suis sorti vivant de ce cauchemar. Quand je repense à toute cette débauche de balles, à ce déluge de feu, j'ai peine à croire que j'y ai survécu, que j'ai pu prendre le corps de mon ami Mohamed de sang-froid dans mes bras pendant qu'il rendait l'âme. Je ne fais même pas de cauchemars la nuit, c'est bizarre. Pour moi, tout ceci n'est qu'un film.” Notre miraculé n'allait pas tarder à quitter l'hôpital et retrouver sa petite fille. Est-il prêt à reprendre la chasse ? “Certes pas comme avant, mais pour sûr je reprendrai” répond-il avec un sourire débonnaire, avant d'ajouter, philosophe : “La cigarette tue et pourtant les fumeurs n'arrêtent pas le tabac. J'aurais été fumeur, j'aurais été capable d'arrêter la cigarette. Mais je ne peux pas arrêter la chasse. Seulement, plus de chasse en voiture. Je chasserai comme avant, en solitaire…” M. B.