Nous sommes en 1956 et Carlos Restelli a quarante-deux ans. Il végète avec sa femme et ses trois enfants dans une petite maison des environs de la capitale chilienne. Le mot «maison» est d'ailleurs impropre, «baraque» conviendrait mieux. Les Restelli sont pauvres. Ils vivent seulement du salaire d'ouvrière de Rosita, l'épouse de Carlos. Lui, ne travaille pas. Ce n'est pas qu'il soit paresseux, il en est tout simplement incapable. Carlos Restelli est gravement handicapé. Paralysé d'une jambe depuis sa petite enfance, à six ans, à la suite d'un coup de sang, il s'est trouvé paralysé de l'autre jambe et du bras droit. Ce cas douloureux n'a malheureusement rien d'extraordinaire. Ce qui fait l'originalité de Carlos Restelli est ailleurs c'est son caractère. Il faut dire que Carlos est d'un optimisme à toute épreuve et qu'il est en outre obstiné, on peut même dire acharné. Il a beau avoir consulté tous les médecins que ses moyens lui permettaient et ceux-ci ont beau lui avoir affirmé qu'il n'y avait aucun espoir d'amélioration, il reste persuadé du contraire. Il sait qu'il marchera et qu'il se servira de ses deux bras comme tout le monde, il le jurerait à la terre entière ! Et voilà qu'un jour, un de ses voisins vient avec une revue à la main. — Tiens, lis, Carlos. Ça va t'intéresser ! Carlos Restelli prend la revue. Sous le titre «L'homme qui fait marcher les paralytiques» figure un long reportage à propos des miracles que réalise un médecin de New York, le docteur Rusk. La réaction de Carlos Restelli est celle qu'on pouvait attendre : — Puisque c'est comme ça, je vais à New York ! — Et tu as une idée de la manière de t'y prendre ? — Je vais à la cathédrale. — Je ne vois pas bien. — Je vais prier la Madone. Elle, elle verra et elle me dira comment faire. Nul ne sait si c'est sur les conseils explicites de la Sainte Vierge, toujours est-il que Carlos Restelli a bientôt tout un plan au point. Il peut obtenir un chauffeur en la personne d'un ami, un autre ami lui prête une guimbarde ou plutôt la lui donne, car elle a peu de chance de revenir du voyage. Avant de quitter Santiago, il repasse par la cathédrale et il demande à l'évêque de bénir la voiture. Celui-ci accepte sans se faire prier et, avec une telle protection, Carlos part, sûr de réussir. Pourtant, la Madone n'est pas assez riche pour lui faire passer le canal de Panama. Jusque-là, lui et son chauffeur improvisé avaient vécu tant bien que mal des dons des uns et des autres, mais le péage du canal est au-dessus de leurs ressources. Il n'y a rien à faire. Le paralytique rentre donc à Santiago, après des milliers de kilomètres parcourus en pure perte. Il en faudrait plus pour entamer son moral. Il n'a qu'une idée en tête : recommencer. Seulement, il a compris que la clé de tout était l'argent et, pendant six ans, il fait des économies. En 1962, il estime qu'il en a assez et il repart avec son fils, qui âgé de dix-sept ans n'a pas l'âge de conduire et n'a, évidemment, pas son permis. Quant à la voiture, c'est celle-là même qui est revenue indemne de son aller et retour jusqu'à Panama et qui a maintenant quelques dizaines de milliers de kilomètres et six ans de plus. L'entreprise est en apparence insensée : parcourir tout un continent, en empruntant des passages de montagnes très difficiles et dangereux, en traversant une partie de la forêt vierge amazonienne, sans compter tous les obstacles légaux dus à l'absence de permis. Mais c'est ainsi : un adolescent et un infirme s'engagent sur une guimbarde hors d'usage, pour ce qui s'apparente aux plus difficiles des raids automobiles. A tous ceux qui le dissuadent de partir, Carlos Restelli répond : — Je serai protégé par la Madone. (à suivre...)