On a du mal aujourd'hui, avec l'importance qu'ont prise l'écologie et la protection de la nature, à imaginer l'état d'esprit qui régnait dans les années 1950. Il s'agissait alors, après les destructions consécutives à la Seconde Guerre mondiale, de produire le plus possible et par tous les moyens. Les usines tournaient à plein rendement, rejetant leurs fumées dans l'atmosphère sans que cela inquiète qui que ce soit. Le béton surgissait partout et les sites naturels étaient saccagés dans la même indifférence. Les premières victimes de cet état d'esprit étaient les animaux. Le XIXe siècle industriel avait exterminé quelque cent dix espèces de mammifères ; en dix ans, de 1950 à 1960, quarante ont été rayées de la surface du globe. Chacune avait de bonnes raisons pour être victime du massacre. La panthère était chassée pour sa fourrure, le rhinocéros pour une légende stupide, selon laquelle sa corne avait des vertus aphrodisiaques. Même les animaux dont on ne faisait rien après leur mort étaient chassés pour le sport, comme le tigre, qu'on traquait à dos d'éléphant, comme les antilopes et autres bêtes à cornes, dont on exhibait les trophées sur les murs de sa demeure, après s'être fait photographier le pied sur la dépouille et la carabine à la main. Mais l'espèce la plus convoitée était sans conteste l'éléphant, en raison de sa valeur marchande considérable. De tout temps, les hommes ont apprécié l'ivoire, matière incomparable, dont ils ont fait les objets d'art les plus divers. Tant que les moyens de chasse sont restés limités, les prélèvements l'ont été également. Avec le développement et le perfectionnement des armes à feu, tout a changé. Dans les années 1950, on tire l'éléphant à l'arme automatique, voire à la roquette, et le carnage ne cesse de s'amplifier. Bien sûr, quelques voix s'élèvent, chez les savants, chez les amis de la nature, pour dénoncer ce massacre. Mais on ne les écoute pas. On ne se soucie pas du sort des animaux et cela, tout autant pour des raisons culturelles que pour des raisons économiques. L'humanité sort du plus grand conflit de son histoire, avec des horreurs qu'on n'avait jamais vues jusque-là, sans compter que l'apparition de la bombe atomique risque de provoquer ni plus ni moins que la fin du monde. Alors, que pèsent, à côté de cela, les éléphants, les tigres et les panthères ? Leur sort n'émeut personne. Les chasseurs professionnels ou amateurs, les braconniers et trafiquants de toutes sortes peuvent s'en donner à cœur joie, on ne viendra pas les inquiéter. On ne sait pas exactement quand Raphaël Matta s'est pris de passion pour les éléphants, mais on peut en deviner la raison. Parisien, né au début des années 1920, il connaît tout jeune de nombreux problèmes de santé. Arrivé à l'âge adulte, il est petit, malingre, il pèse quarante-huit kilos pour un mètre soixante-trois, surtout il est terriblement sourd, au point d'être obligé de lire sur les lèvres pour suivre une conversation. Comme tous les enfants de l'époque, il a dû voir ses premiers éléphants au cirque ou au zoo, et il s'est alors passé quelque chose d'extraordinaire : il les a entendus ! Leur barrissement puissant a été la seule voix capable de franchir sa surdité. Il a eu l'impression d'un appel et il ne l'a jamais oublié. Là où les autres ne voyaient qu'une réserve d'ivoire ou le plus imposant des trophées de chasse, il a vu dans l'éléphant le symbole de la liberté, le seul animal capable de poursuivre sa route sans qu'aucune force puisse l'arrêter. Avec son handicap, son enfance est difficile et sa scolarité l'est plus encore. Il réussit tout de même son certificat d'études, puis entre dans une école d'agronomie. Son désir serait d'avoir une activité proche de la nature, mais il se marie, il a des enfants et il faut faire bouillir la marmite : il accepte un emploi dans un cabinet d'import-export. Le dimanche, malgré tout, pour se faire un peu d'argent et surtout pour rester proche de sa passion, il est guide intérimaire au zoo de Vincennes. (à suivre...)