Ils nommèrent l'opération « Spectre et effroi ». Motivations : détruire les armes de destruction massive, montrer la connexion du régime avec El Qaïda, instaurer la démocratie. Ils ont fait tout faux. Erreur. Dès le début, ils savaient que tout était faux. Trois années d'invasion-occupation plus tard, qu'est-ce que l'Irak sinon une infinie flaque... de sang, un corps déchiqueté sur un interminable champ de ruine. Un pays où se ramassent à la pelle des corps qui n'en sont plus, et où la nuit venue dansent, au rythme des Top 50 des bouquets satellites dans des campements-supermarchés retranchés, cent-quarante mille « boys » bourrés, c'est selon, de préjugés, de mépris, d'arrogance, d'ignorance crasse, de bonne conscience, d'alcool et de drogues ? On leur a dit, dès le début : « vous êtes là pour libérer l'Irak. vous menez un combat pour la naissance d'un pays. » Pauvre Mésopotamie, te faire naître, toi qui les a mis au monde. Aujourd'hui, après le délire métaphysique de la victoire, certains d'entre eux, de retour au pays, regardent qui leurs jambes débitées, qui leurs bras charcutés. Ils ne pourront plus danser, mais savent qu'un jour ceux qui dansent encore dans ces camps bunkérisés subiront le même sort. D'autres, physiquement indemnes, dansent quotidiennement avec le suicide ou la détraque. C'est leur unique horizon. D'horizon les Irakiens n'en ont plus, alors que l'horreur d'une guerre civile interreligieuse dans laquelle aucun Dieu ne reconnaîtra les siens est déjà là. Danser. C'est aussi ce que firent, de joie démocratique, il y a trois ans devant leur écran TV, le jour où Baghdad fut prise, nombre d'intellectuels, de politiciens et autres experts en fripouilleries et bas stratagèmes politicomédiatiques. Ils ont dansé, disaient-ils, par « solidarité » pour ces pauvres Irakiens écrasés par un régime dirigé par un tyran « fou de sang et d'orgueil », avec lequel, leurs puissants pays, mine de rien, ont commercé, échangé, comploté des années durant, en se souciant comme d'une guigne de la terreur, de la torture et des meurtres dont était victime l'élite progressiste et démocratique de ce pays. Quelle issue aujourd'hui pour un peuple prisonnier d'une guerre totale entre une puissance impériale prédatrice et les terroristes de l'ordre théocratique, qui fanatisés par une idéologie infrahumaine libèrent chaque jour leurs pulsions criminelles, au lieu de leur pays, en pulvérisant d'explosifs des dizaines de paisibles gens. Ces danses macabres rythmées par les canons des chars démocratiques étaient les prémices, nous disaient ces esprits sérieux, de jours meilleurs, d'une ère radieuse : « l'Irak est une immense chance pour les Arabes. », « Pour une fois qu'un pays arabe va devenir démocratique, il faut être optimiste. » Optimiste, la belle affaire. « ...La situation demeure grave en Irak, mais je suis optimiste ». Ainsi parlait le chorégraphe en chef de ce ballet mortifère George W. Bush, le 22 février 2006, au lendemain de l'attentat contre le mausolée chiite de Samara. Trois années plus tôt, ou presque, le 17 avril 2003, Richard Myers, chef d'état-major interarmes, exprimait également son optimisme lors de la chute de Baghdad : « C'est la guerre la plus humaine de l'Histoire. » En déclarant que cette tempête de feu, de fer et de sang, de corps brûlés, démantibulés, de vies ravagées était « la guerre la plus humaine de l'Histoire », ce général, probablement bon père de famille, peut-être même amateur d'opéra, de poésie et de barbecue, ne savait peut-être pas qu'il venait d'inventer l'oxymoron de la terreur absolue et du crime de guerre banalisé. Il nous disait que cette guerre est humaine, parce qu'elle est américaine. Qu'américaine elle ne peut qu'être humaine. Nous savons maintenant que chaque guerre que les USA déclencheront sera une manifestation d'humanité. Qu'importe le carnage absolu de dizaines de milliers de personnes, le déferlement et le largage de milliers de tonnes de bombes et de feu, les humiliations, les tortures, les dévastations, les destructions inouïes de violence, l'ensauvagement du quotidien, la livraison des villes et des musées aux pillards encastrés, encadrés, comme de nombreux journalistes le furent, par une armée formée pour partie de soudards et de paumés, désaffiliés pour certains, détraqués pour d'autres, et de mercenaires en quête de la « green card », que nombreux, rappelons-nous, reçurent trois pieds sous terre. Dans cette « enfer moderne » allumée par l'hyperpuissance, comment ne pas associer l'obscène formule du général, au sort et à l'avenir disloqués du petit Ali Ismaïl, ce gamin devenu, malgré lui, la proie des médiatisations les plus infâmes, et l'objet de la compassion d'un premier ministre britannique soudain attentif aux malheurs que cette guerre à bout portant avait provoqués. L'hypermédiatisation de la bonne-mauvaise conscience des fauteurs de guerre passée, que faut-il retenir du malheur indicible et indélébile de cet enfant, sinon que sa vie entière sera la synthèse d'une guerre qui s'est incorporée, incrustée, cristallisée pour toujours dans son corps physique et social. Mutilé, réduit, ce corps prothétique exprime-t-il autre chose que l'extrême « brutalisation » de cette guerre. En ce sens, cette guerre participe pleinement à un retour à l'état de nature, à une bestialisation, à un ensauvagement des rapports sociaux et humains. Pendant l'agression coloniale de l'Algérie, Alexis de Tocqueville, théoricien de la démocratie et polémologue du libéralisme, déclarait : « Le second moyen en importance après l'interdiction du commerce est le ravage du pays. Je crois que le droit de la guerre nous autorise à ravager le pays et que nous devons le faire. » Si les temps et les technologies ne sont plus les mêmes, les méthodes et l'état d'esprit, à quelques nuances près, demeurent et ont encore de l'avenir.