Choix «J?ai creusé un million de tombes, c?est un record, non ?» Ce funeste record, exagérément comptabilisé, est l?apanage d?un homme qui, depuis de longues années, ne sait faire aucun autre métier que celui de fossoyeur. Dépassant largement la soixantaine, c?est-à-dire l?âge d?aspirer à une retraite paisible, Ammi Mohamed semble être fier de ses 25 ans de métier. Epaules larges et imposantes au-dessus d?un buste ragaillardi, teint éternellement bronzé par les scintillantes lueurs du soleil et mains généreusement habiles, le vieux a cependant encore du jus pour ne pas penser de sitôt à la retraite. «Il y a longtemps, très longtemps, je suis allé à l?APC pour un emploi. J?ai laissé mes coordonnées et quelques jours après, on m?informait qu?il y a un boulot de "hefar leqbour" au cimetière de Ben Omar». Avant ce jour fatidique, en jeune dés?uvré, Ammi Mohamed n?avait jamais pensé un instant qu?il allait passer la moitié de sa vie entre sa famille et cet interminable défilé de morts qui se déverse chaque jour, dans une longue procession, sur les quelques hectares de ce bien waqf cédé, à la fin du siècle dernier par un bienfaiteur qu?on nommait Ben Omar. «Au début, ce n?était pas facile, mais par la suite tout est rentré dans l?ordre ; vous savez, être fossoyeur c?est comme être infirmier dans la morgue d?un hôpital, on finit toujours par s?habituer à la vie». Le vieux n?avait pas fait de lapsus, car la vie aux côtés des morts est tout de même une vie même si pour bon nombre de citoyens déambuler à longueur de journée entre des tombes relève du défi que même les plus téméraires ne sont pas en mesure de relever. En 25 ans de métier, ce «hefar leqbour» collectionne évidemment les anecdotes qu?il range copieusement dans sa solide mémoire de vieillard. «Les premiers temps étaient vraiment difficiles et le moindre cri d?une mouette, le roucoulement d?un pigeon, le chuchotement d?un soûl derrière une tombe me faisaient sursauter de ma place. J?avais l?impression d?entendre des voix et j?attendais chaque instant qu?un mort vienne m?arracher de mon sommeil durant une sieste», ironise le vieux, pioche rouillée à la main, sueur ruisselante sur son visage ridé. Mais c?est en «creusant» qu?on devient fossoyeur. Les hallucinations ne viennent plus le tourmenter et notre homme finit par dompter cette incorrigible peur. «Les morts ont quand même besoin des vivants pour être enterrés» semble dire le vieux entre ses lèvres restées, un moment, collées, face à un vent de poussières. «Aujourd?hui, on doit rouvrir quatre vieilles tombes, croyez-moi c?est plus difficile que le fait de couler une dalle d?une villa de trois étages !» assure-t-il avant de s?adonner aux mêmes gestes, au même rituel qui lui procurent 15 000 DA/ mois. De loin, Ammi Mohamed apparaît comme un déchaîné qui redouble de férocité sur sa proie. Le temps presse, car quatre personnes attendent patiemment leur dernière demeure, pour le repos éternel. Outre son salaire, le vieux gagne aussi deux choses précieuses : un coup de grâce sur l?épaule et la reconnaissance des parents des morts dont le «yerham oualidik» vaut certainement plus que tout l?or de ce monde des? mortels. Cet homme, qu?on oublie vite après chaque enterrement, est pourtant là, à chaque instant, veillant à pérenniser un rituel : préparer le même lit pour tout le monde.