Les Marocains nous aiment-ils? Voilà une question à la fois méchante - je l'avoue - et alambiquée qui ne viendrait pas à l'esprit d'une personne sainement et normalement constituée tant il est vrai que son contenu frise la provocation. Les Marocains nous aiment-ils? Voilà une question à la fois méchante - je l'avoue - et alambiquée qui ne viendrait pas à l'esprit d'une personne sainement et normalement constituée tant il est vrai que son contenu frise la provocation. Sinon la perversion. Mais politiquement parlant? Le roi, les princes, le Premier ministre, les membres du gouvernement, les gouverneurs (walis) et les généraux qui commandent l'armée de Sa Majesté ont-ils pour nous, je ne dirai pas le regard de Chimène, mais l'attention, les sentiments qui peuvent nourrir un quidam civilisé à l'égard de son voisin dans n'importe quelle contrée de la planète? Celui de la compassion par exemple, dans les événements dramatiques qui peuplent une vie? Ah! J'oubliais la presse. Cette formidable caisse de résonance des gouvernants. Elle ne peut pas faire exception chez notre voisin de l'Ouest quand même? Je parcours souvent sur Internet les écrits de mes confrères marocains. A la lecture de leurs articles, il m'arrive bien souvent de ressentir un haut-le-coeur. Le moindre incident qui survient chez nous, aussi minime soit-il, (passez le pléonasme) prend vite des proportions funestes sous la plume acerbe de nos confrères de l'Ouest rompus à cet exercice qui s'apparente à de l'exorcisme. En voulez-vous une preuve? Il y a environ une année, un quotidien de l'Ouest algérien rapportait une brève indiquant qu'«un troupeau d'une dizaine de moutons a été attaqué par des loups». Le correspondant local de ce journal avait pris le soin de préciser que «presque tous les ovins qui ont subi les assauts meurtriers des loups, portaient des stigmates sanguinolentes au collier avant de subir leur hargne carnassière jusqu'à leurs entrailles». Il ajoutait que «les habitants de ce hameau ont demandé aux autorités locales de les aider à organiser des battues pour éradiquer - attention, un mot propre à notre lexique national - ces carnassiers. Pour ce faire, le seul moyen est de leur redonner les fusils de chasse que les gendarmes leur avaient confisqués afin qu'ils ne tombent pas entre les mains des terroristes». Macabre surprise: le lendemain, plusieurs de nos confrères marocains faisaient leur ripaille, pardon leurs choux gras de cette info. Voulez-vous savoir à quelle recette et à quels ingrédients journalistiques nos frères journalistes marocains ont recouru pour traiter et faire mijoter, à l'appui de commentaires maison et d'analyses, cette nouvelle afin de la présenter à leurs lecteurs sous ses meilleurs attraits? Voici le tadjin! «Des groupes armés algériens se sont attaqués à des villageois connus pour être des éradicateurs. Ils en ont décimé plusieurs dizaines. Les malheureuses victimes ont été égorgées tandis que d'autres ont été éventrées. Un véritable émoi a gagné la population qui a demandé à l'armée algérienne de lui fournir des fusils de chasse si celle-ci était toujours incapable de lui assurer un minimum de sécurité». Comparez, jouez et trouvez les sept erreurs. Véritable morceau d'anthologie d'éthique, de déontologie, d'objectivité et de professionnalisme journalistique qui ferait retourner le pauvre Pulitzer dans sa tombe... Pour nous, ce n'est pas une nouveauté. La manipulation, la désinformation sont les deux mamelles journalistiques qui ont accompagné l'homme depuis la venue au monde de Gutenberg. Nous, journalistes issus d'El Moudjahid, nous en savons un bout. En voici un exemple édifiant: en janvier 1976, de jeunes opposants algériens avaient fait le voyage de Marseille à Alger pour déposer, un soir de week-end, une bombe au journal El Moudjahid. L'explosion de l'engin n'a, en fin de compte entraîné que de légers dégâts. Le lendemain, le Tout-Alger bruissait de rumeurs. La bombe a fait du bruit. Elle avait soufflé, on s'en rappelle, toutes les fenêtres et les vitres des immeubles voisins de la rue de la Liberté. Tout le monde était convaincu que ce ne pouvait pas être l'effet d'un pétard qui pouvait à ce point attenter à la quiétude vespérale des Algérois. Et puis les curieux ont vite fait d'affluer dès les premières heures du jour pour constater de visu les dégâts sur le lieu du crime. Le hall du journal s'était effondré. Les débris de verre jonchaient le sol des rues adjacentes. Quoi de plus! Averti dans la nuit même de cet attentat, Boumediene réagit et exigea que l'on arrêta immédiatement les auteurs de ce crime qui, en fait, n'entraîna pas de victimes. Ce qui fut fait en moins de douze heures grâce au fameux commissaire Salah Hidjeb dit Vespa. En achetant El Moudjahid, leur quotidien préféré, voici la version des faits que les Algériens ont lu: «Une concentration de gaz a provoqué, samedi en début de soirée, une explosion au 20, rue de la Liberté. On ne déplore aucune victime à l'exception de légers dégâts.» Tous les vitriers d'Alger ont été réquisitionnés pour restaurer les portes-fenêtres ébranlées par l'explosion. Ce fut fait en un temps record. Traduction de ce phénomène de rumeur populaire: «Voyez vous-même, il n'y a jamais eu de bombe. Où sont les traces?» Pas de traces, pas de crime. Il est quand même désolant que jusqu'en 2007, nos frères marocains soient restés attachés à des pratiques éculées en matière de gestion d'intox des masses, sinon comment expliquer la hargne que mettent les journaux du royaume ainsi que la radio Medi 1 à gonfler et à charpenter le moindre incident mineur qui survient en Algérie. Le GIA n'était-il pas devenu l'enfant chéri des Marocains sur les ondes de cette même radio, bien que cette affection en soit réduite aujourd'hui pour le Gspc à cause de l'existence du phénomène islamiste dans le royaume? C'est l'histoire de l'arroseur arrosé. J'avoue que sur ce chapitre, nous ne sommes pas mieux placés que nos confrères de Casa ou de Rabat, mais une chose est quasi certaine, nos journaux ont largement dépassé ce stade artisanal de la gestion de l'intox qui s'apparente au degré zéro de compétence de Peter. Le Maroc dispose d'une élite incontestable dans les médias. On ne nous fera pas dire en tout cas qu'il est à la traîne, dans les pays arabes s'entend. Une explication s'impose toutefois pour comprendre pourquoi des quotidiens marocains ont offert généreusement leur tribune à tous ceux et à toutes celles dont on penserait, à bon droit, que la véritable raison d'existence est d'éclabousser l'image de l'Algérie. Le turbo, si l'on peut ainsi dire de cette hargne anti-algérienne, est l'affaire du Sahara occidental. Si nous Algériens, plus de trente ans après le début de ce conflit, restons persuadés qu'en soutenant le Front Polisario, nous soutenons un principe immuable et sacro-saint pour tous les hommes de la planète, à savoir le droit des peuples à l'autodétermination et pour lequel nous avons payé, durant notre lutte pour l'indépendance, le prix fort, pour les Marocains aussi, l'inverse est vrai. A leurs yeux, le Sahara occidental n'est que le prolongement naturel de leur royaume. C'est vous dire que nous n'avons guère changé en trente ans, le temps d'une génération, et que nous continuons à pérorer, chacun de nous, cet axiome comme une récitation. Les combats fratricides entre l'armée marocaine et les combattants sahraouis ne nous ont jamais réjouis ni dans la salle de rédaction d'El Moudjahid et encore moins dans celles des quotidiens de la presse indépendante d'aujourd'hui. Ce conflit qui nous pourrit l'existence à nous Maghrébins, serait-il devenu à ce point éternel pour qu'on ne réalise pas, en 2007, la somme des énergies perdues et celle de tous nos rêves brisés pour donner aux Marocains et aux Algériens cette chance de cohabiter et de vivre en bonne intelligence à laquelle ils ont droit, à l'instar de tous les peuples du monde? Est-ce par manque de volonté politique, d'imagination que nos gouvernants ont cru qu'en laissant le temps au temps, celui-ci finirait par faire jaillir le miracle? Jusqu'à quand les empoignades médiatiques algéro-marocaines devraient-elles se succéder à chaque fois qu'un pic de tension, qu'une escalade marque le ton des déclarations de nos dirigeants? Même si les médias sont le baromètre de l'humeur et des états d'âme de nos hommes d'Etat, pourquoi accepterions-nous de sortir de notre champ d'action naturel, celui d'informer, pour sombrer dans l'invective et parfois le parjure? Acceptons enfin de reconnaître que nous avons été, et avec notre consentement, instrumentalisés bien souvent et avec outrance, par nos officines gouvernementales. Le fait même que, sous Hassan II, l'ancien ministre de l'Intérieur, Driss Basri, cumulait ses fonctions avec celles de ministre de l'Information, renseigne avec éloquence sur la conception que se faisait le Palais de la mission du journaliste. Les hommes de presse de nos deux pays n'ont-ils pas enfin pris conscience des dégâts énormes qu'ils ont causés aux relations algéro-marocaines durant ces trente années en privilégiant le mensonge à la vérité et l'escroquerie intellectuelle à la réalité des faits? Dans la crise qui affecte les rapports entre Alger et Rabat, il est impossible de nier notre responsabilité collective. Il s'agit d'un problème de conscience auquel il est difficile d'échapper. Il est temps que la presse se regarde dans son miroir et accepte l'image qu'il lui renvoie, aussi hideuse soit-elle. Là aussi, les masques doivent tomber! Et notre presse ne se portera que mieux car un mensonge ne vaudra jamais mieux qu'une vérité. Et jusqu'à quand accepterons-nous ce funeste sort qui fait que nos institutions gouvernementales, dans les cinq pays de l'UMA, se regardent en chiens de faïence et sont en rupture de ban avec les aspirations de plus de 80 millions d'habitants? Le Maghreb a lamentablement échoué. Le rêve brisé ne doit pas céder la place à l'aventurisme. Sinon, comment traduire l'échec patent de nos gouvernements à initier, même entre deux Etats, le moindre projet politique, économique ou culturel d'envergure? Née il y a à peine vingt ans, l'Union maghrébine est déjà grabataire. La seule réalisation à avoir vu le jour et qui est opérationnelle sur le terrain demeure le terrorisme. C'est comme un nez au milieu du visage. Voyez comment le Gspc, de la frontière libyenne à Tanger, a réussi à implanter ses réseaux et les faire survivre grâce à une logistique sous la coupe d'Al Qaîda? Le Maghreb du terrorisme existe. C'est une réalité tangible. La Tunisie vient d'apprendre à son détriment les capacités de nuisance que peuvent avoir des groupes terroristes locaux. Au Maroc et en Mauritanie, les djihadistes ne sont pas une vue de l'esprit. Maintenant, on le sait tous.