Le docteur Schuss vient d?ouvrir la porte de sa maison. Une vague de froid le fait frissonner, et la vapeur qui s?échappe de sa bouche embue ses lunettes brutalement. Il ne distingue pas son visiteur. «Pardon? vous désirez ?? ? Vous ne me reconnaissez pas, docteur Schuss ? Josef Heinrich, officier de police.» Le docteur Schuss ôte ses lunettes rondes cerclées de fer. Un moment ses petits yeux clignotent dans le soleil d?hiver. C?est un homme curieux au visage long et mou, à la bouche enfantine surmontée d?une moustache infime. Ses cheveux blonds peignés sur le côté lui donnent l?air d?un petit garçon sage et bien poli. Il a cinquante-six ans, il est trop poli, un peu trop pour être honnête. Le docteur Schuss est également un joueur d?échecs de première force. Et c?est une bizarre partie d?échecs qui s?engage ce 20 décembre 1960, entre l?officier de police Josef Heinrich et le docteur Schuss. Une partie de fous, et sans échecs. Le petit homme s?empresse : «Ah ! entrez, monsieur l?officier, entrez ! que puis-je faire pour vous ?» Le docteur Schuss trottine devant son visiteur. Il est en chaussons, une écharpe de laine autour du cou, emmitouflé dans une veste d?intérieur. «Excusez-moi, je travaillais ! Asseyez-vous? asseyez-vous? Je vais débarrasser ce fauteuil. Ne m?en veuillez pas de ce désordre, j?ai des livres partout.» Ce drôle de petit bonhomme ne peut prononcer une phrase sans s?excuser. Il mesure 1,68 m et marche le dos légèrement courbé. Au contraire, l?officier de police est long et maigre, il domine son hôte de deux bonnes têtes. Les deux hommes se sont vus trois fois en un an. La première fois, c?était en janvier, le policier s?était présenté pour éclaircir l?histoire d?une lettre anonyme. Cette lettre parlait de la disparition de la femme du docteur Schuss et se terminait par ces mots classiques et sibyllins : «Le docteur en sait plus à ce sujet qu?il ne veut bien en dire». Mais le docteur ne savait rien de plus. Selon lui, sa femme était partie avec un cheikh arabe et richissime, rencontré à Innsbruck aux sports d?hiver. Et depuis, plus de nouvelles. La deuxième fois, le policier méfiant était revenu porteur de plusieurs témoignages selon lesquels le docteur Schuss aurait déclaré : «Ma femme est en sanatorium. La pauvre est très malade? Elle ne reviendra pas avant longtemps.» Le docteur Schuss avait souri d?un air contrit : «Comprenez-moi, il ne faut pas m?en vouloir. Quel est l?homme qui admettrait devant ses amis que sa femme s?est envolée avec un Arabe milliardaire en pleines fêtes de Noël ?» C?était plausible. Mais cette histoire de cheikh arabe et richissime ne plaisait guère au policier Heinrich. Cela avait un petit côté farce. Alors il avait vérifié, et il était revenu une troisième fois c?était en octobre, il y a deux mois. Et cette fois, c?est lui qui s?était excusé. A l?hôtel à Innsbruck, on lui avait confirmé la présence d?un étranger. Il s?agissait effectivement d?un Arabe, il était apparemment riche et traînait avec lui, outre deux Rolls, une quantité de domestiques ; de plus, on l?avait vu parler à Mme Schuss. Aujourd?hui, 20 décembre 1960, presque un an après la disparition de Mme Schuss, le policier ne vient pas s?excuser. Il a reçu à nouveau une belle lettre, anonyme, mais terriblement précise. Le docteur Schuss n?a pas l?air inquiet. La disparition de son épouse semble l?avoir libéré, au contraire. Il travaille encore plus. C?est un anthropologue distingué, dont les écrits font autorité pour les spécialistes. Son bureau est envahi de reproductions de crânes, de mâchoires en morceaux, de dessins, et de croquis représentant ? de Cro-Magnon à l?homme moderne ? toutes les races possibles de l?humanité. A quelle race appartient le docteur Schuss ? A la race autrichienne, du genre rêveur, flou et affable, en apparence. (à suivre...)