L'émotion était fortement présente, mardi dernier, à l'occasion du poignant témoignage de la moudjahida Zohra Drif, lors de l'hommage qui était rendu à l'avocat, récemment disparu, Jacques Vergès. Lors de ce témoignage, la grande dame de la lutte de libération nationale est longuement revenue sur la stratégie de rupture initiée par Jacques Vergès, mais également sur les affres du système colonial français qui a bafoué ses propres lois dès l'occupation de l'Algérie, avec la promulgation de la loi de l'indigénat, et durant la Guerre de libération avec le vote de l'Assemblée nationale française des pouvoirs spéciaux qui donnaient carte blanche à l'armée coloniale pour commettre les pires injustices qui s'accompagneront de viols et de tortures, envers les innocents. Ainsi, Zohra Drif-Bitat, devant un nombreux auditoire, dont la ministre de la Culture, Khalida Toumi, des personnalités algériennes et de nombreux jeunes, souligna à propos de son témoignage : «Pour moi c'est un devoir, c'est le plus sacré des devoirs. Je le dois à mon frère Jacques Mansour. Il est important de transmettre aux jeunes qui sont présents aujourd'hui, le véritable visage du colonialisme français et du combat de leurs aînées pour que la jeunesse d'aujourd'hui puisse vivre dans une Algérie indépendante.» Elle débute en racontant les détails et les circonstances de sa rencontre avec l'avocat et ses premières impressions mitigées à son encontre avant de lui faire entièrement confiance. Elle confia à ce propos : «Face à moi il y avait cet Indochinois aux yeux bridés pétillant d'intelligence derrière d'épaisses lunettes. Il affichait un sourire serein et parlait calmement d'une voix grave» Lors de cette rencontre, la jeune combattante algérienne confia à l'avocat la torture systématique, les passages à tabac, les rafles et le vandalisme dans les maisons et surtout les procès expéditifs. A propos de la justice coloniale, elle ajouta : «On ne se faisait aucune illusion sur la justice coloniale française appliquée en Algérie. Nous avons tous suivi la mort dans l'âme, le procès de Fernand Yveton, détenu pour une bombe qui n'avait pas explosé et qui n'avait fait aucune victime et condamné à mort après un procès expéditif, dix jours après son arrestation.» Face à l'injustice coloniale, Zohra Drif-Bitat souligna la stratégie qui allait être appliquée par le collectif d'avocats du Front de libération nationale. Elle explique qu'«en rupture avec le régime colonial revenait à s'inscrire dans la logique de notre combat libérateur. Le prétoire devenait un partage des rôles entre les combattants de la liberté et leurs avocats». Ainsi, les premiers devaient assumer leur appartenance au FLN-ALN, revendiquer leurs actions, proclamer la légitimité de leur combat libérateur et l'inéluctabilité de son objectif : l'indépendance de l'Algérie. Il devait transformer les tribunaux en tribunes de dénonciation du colonialisme. Les seconds, soit les avocats, devaient mettre à nu la parodie de justice, son iniquité et sa partialité. Mieux, ils devaient démontrer que la justice française appliquée aux Algériens était partie intégrante du système colonial contre lesquels s'étaient soulevé les combattants pour libérer leur pays et de ce fait cette justice était incompétente et inapte à les juger car elle ne pouvait être à la fois juge et partie. Elle souligna que «c'est grâce à cette stratégie de rupture conçue, élaborée et mise en œuvre par Jacques Vergès devant le tribunal militaire d'Alger, à l'occasion du procès des deux Djamila, en opposition au procès de connivence selon la terminologie de son concepteur Jacques Vergès, que l'opinion publique internationale prit conscience des crimes commis par la France coloniale. Mais surtout il réussit, grâce à cette stratégie, à sauver des dizaines de condamnés à mort. Ce jour là, il devint presque à jamais notre frère Jacques Mansour, le victorieux qui malgré les menaces et les tourments ne baissa jamais les bras». Dès lors «le procès et le tribunal sont devenus une tribune pour dénoncer et porter à la connaissance de l'opinion internationale les méthodes abjectes du colonialisme français depuis le début de la révolution. Les militants du FLN, de l'Udma et du parti communiste vous diront qu'ils ont toujours connu les tortures et la liquidation systématique». La moudjahida, ancienne condamnée à mort, reviendra également sur le fameux procès qui débuta le 11 juillet 1957. En décrivant avec détail l'atmosphère électrique, du premier jour du procès, Zohra Drif-Bitat évoqua l'émouvante image d'une Djamila Bouhired digne et sereine face à ses détracteurs et surtout vêtue des couleurs de l'emblème national : «Une jupe d'un vert éclatant, un chemiser blanc et tenant à la main un mouchoir de soie rouge écarlate qu'elle brandissait tantôt comme un éventail et tantôt comme un mouchoir pour essuyer la sueur qui perlait sur son font dans une salle d'audience étouffante de chaleur en ce mois de juillet.» Ce jour-là, l'image fantasmée de la fatma lascive s'est muée en celle de Djamila qui incarnait toutes les Algériennes, des patriotes combattantes pour l'indépendance de leur pays, belles, élégantes et sereines face à l'adversité. La conférencière a également mis en exergue que le procès a également permis de montrer au monde entier que les combattants pour l'indépendance de l'Algérie «n'étaient pas des criminels, ni des bêtes féroces et encore moins des monstres tels que les décrivaient les autorités coloniales, mais des patriotes et des combattants qui usaient des différents moyens qui étaient en leur possession pour lutter contre l'occupation de leur patrie». Concernant la personnalité généreuse de l'avocat, l'intervenante souligna que «Mansour, le victorieux, le prénom algérien de Jacques Vergès, était un tendre. Il était doué d'une extraordinaire sensibilité et d'une immense culture. Lors de la perte cruelle de l'un de nos combattants, c'était auprès de lui que l'on retrouvait le réconfort. Quelle chance fut la nôtre de compter dans notre camp ce combattant qui luttait pour le respect de la dignité humaine et contre l'injustice». Zohra Drif-Bitat conclut son intervention en soulignant : «Il m'est souvent arrivé de regretter que Vergès n'ait pas rencontré Ben M'hidi et Abane Ramdane, quel trio explosif ils auraient fait.» A l'évocation de ces noms, des you-yous fusèrent de la part des présents, saluant la mémoire des martyrs et aussi l'émouvant témoignage de la moudjahida et militante de la cause algérienne qui continue jusqu'à présent de défendre la mémoire de ceux qui ont combattu et sacrifier leurs vies pour que les Algériens puissent vivre libres et indépendants, en accomplissant un devoir de transmission après de longues années de silence de ce que fut le combat des plus dignes de nos compatriotes. Pour rappel, Jacques Vergès est décédé le 15 août de cette année suite à une crise cardiaque. D'abord militant du Parti communiste français, il rejoint le FLN au sein duquel il milite sous le nom de Mansour. Son attachement à l'Algérie, il le manifestera à l'indépendance en prenant la nationalité du pays. Au mois de janvier dernier, il avait été honoré par l'Algérie à travers une attestation de reconnaissance ainsi qu'une médaille honorifique remises, au nom du président de la République, Abdelaziz Bouteflika, par le Consul général d'Algérie à Paris, lors d'une cérémonie célébrant la double fête du déclenchement de la Révolution du 1er Novembre 1954 et du Cinquantenaire de l'indépendance nationale pour ses «nobles actions envers la cause nationale et son engagement en faveur du combat libérateur du pays». S. B.