Est-ce un nuage passager ou une rupture définitive entre le Premier ministre turc et la confrérie turque dont il est issu ? Le spectaculaire coup de filet anticorruption qui a visé mardi l'entourage du Premier ministre islamo-conservateur turc, Recep Tayyip Erdogan, illustre l'ampleur du conflit qui l'oppose désormais ouvertement à la puissante confrérie musulmane de Fetullah Gülen. Sitôt connues les personnalités placées en garde à vue par la police, dont les fils de trois ministres, l'opération est apparue comme une attaque du mouvement du prédicateur. Entre autres indices, la presse turque a insisté sur la personnalité du procureur d'Istanbul en charge du dossier, Zekeriya Öz, connu pour avoir dirigé l'enquête contre un réseau baptisé Ergenekon accusé d'une tentative de coup d'Etat en 2008 et réputé proche des réseaux «gülenistes». Depuis plus d'un mois, la controverse entre le gouvernement et la confrérie Gülen déchire le camp de la majorité, à moins de quatre mois des élections municipales. A l'origine, il y a la volonté du gouvernement de fermer les milliers d'établissements de soutien scolaire privés du pays, les «dershane», dont le mouvement tire une part substantielle de ses revenus. Exilé aux Etats-Unis en 1999 afin d'échapper aux poursuites de la justice turque pour activités anti-laïques, Fetullah Gülen, 73 ans, est à la tête d'un puissant réseau d'écoles qui diffusent la culture turque à travers le monde, soutenu par des chaînes de télévision et le quotidien le plus vendu de Turquie, Zaman. Son organisation revendique plusieurs millions de partisans et des relais influents dans les affaires, la police et la magistrature turques qui ont contribué à asseoir l'autorité de M. Erdogan sur des institutions jusque-là proches de «l'ancien régime» kémaliste. Le projet de suppression des «boîtes à bac» a suscité de nombreuses critiques dans les rangs de la majorité. Un député de l'AKP a été sanctionné pour l'avoir critiqué et l'ex-vedette du football turc, Hakan Sukur, lui aussi élu au Parlement, a spectaculairement claqué la porte du parti au pouvoir lundi. Jusque-là, la confrérie constituait l'un des socles de l'AKP. Même si, récemment, certains hauts responsables du pouvoir réputés proches de M. Gülen ont publiquement exprimé des opinions divergentes de celles du Premier ministre. Ce fut notamment le cas du président Abdullah Gül et du vice-Premier ministre Bülent Arinç qui ont prôné la modération face à la fronde antigouvernementale qui a secoué le pays en juin dernier, en contraste avec la fermeté sans faille affichée par M. Erdogan. Dans ce climat, l'opération de mardi a relancé la controverse entre les deux camps. Les proches du prédicateur exilé ont à peine retenu leur satisfaction. Dans les colonnes du quotidien Zaman, Hüseyin Gülerce, autre relais de la confrérie, a insisté sur la «déception» provoquée par la suppression annoncée des «dershane». Dans la foulée du Premier ministre lui-même mardi, sa garde rapprochée a riposté en dénonçant «les forces de l'ombre», visant directement le camp Gülen. Aux yeux de certains observateurs, cette querelle menace la suprématie que M. Erdogan exerce sans partage sur la vie politique turque depuis plus de dix ans. Après celles de 2002, l'actuel Premier ministre a remporté haut la main les élections législatives de 2007 et 2011, et son parti part largement favori des municipales de mars prochain. Mais pour l'éditorialiste de Zaman, le divorce entre la confrérie et M. Erdogan semble cette fois consommé. «Si quelqu'un me dit que tout va revenir dans l'ordre, je lui répondrais qu'il se trompe», a-t-il jugé. R. I.