En Algérie, la politique n'est pas seulement l'art du possible. Elle est aussi celui de l'inattendu et du contrepied. Comme celui de voir un islamiste modéré se radicaliser en reprochant aux radicaux de ne pas être assez radicaux à son goût. De ce surréalisme en politique, on en a eu récemment un aperçu à la faveur de la criminalisation de la violence à l'encontre des femmes. Les nouvelles dispositions dans le code pénal ont en outre révélé au grand jour une coalition des forces régressives qui se sont élevées, comme un seul homme, pour défendre la permissivité et l'impunité. Pour ces forces des ténèbres, les hommes peuvent tabasser à souhait leurs femmes, à condition qu'elles se taisent toujours, ne se plaignent pas et, surtout, pardonnent à leurs bourreaux ! Pour elles, ces mesures pénales ne pénalisent pas seulement les brutes qui frappent évidemment par amour. Elles violent carrément le Coran ! Dans la folle surenchère marquant les commentaires sur les réseaux socionumériques et les sermons religieux du vendredi, un politique islamiste s'est distingué plus que les autres, et plus que d'ordinaire. Il s'agit d'Abderrezak Mokri, leader du MSP, représentant en Algérie du mouvement des Frères musulmans. De plus en plus critique à l'égard du pouvoir dont il fut longtemps un allié inconditionnel, et d'habitude assez mesuré, Mokri s'est brusquement radicalisé. Au point de considérer comme mollassons les salafistes de tout poil, accusés de se taire devant ce qu'il a estimé être des violations de l'orthodoxie coranique. C'est la première fois dans l'histoire de l'islamisme algérien qu'on voit un islamiste généralement modéré déborder les salafistes, tous courants confondus, et se montrer plus intégriste que les plus extrémistes d'entre eux ! Manifestement, il y a du vent sous les kamis et la tempête doctrinale dans les têtes ! De manière surprenante, cela donne lieu à une guerre idéologique entre le courant des Frères musulmans et la mouvance salafiste coupable de silence complice avec les «atteintes franches» à la charia que constitueraient les amendements au code pénal. Ce silence est celui des «madkhaliyine» et autres «mourdji'oûne», les fatalistes qui s'en remettent à Dieu pour en juger. Abderrezak Mokri évoque les «madkhaliyine» en référence à l'imam Rabi'e Al-Madkhali, ancien président saoudien du «Département de la Sunna» à l'université de Médine. Ce théologien qui représente un courant salafiste rigoriste, est un allié précieux des monarchies pétrolières du Golfe. Son courant est radicalement hostile à toute contestation des pouvoirs en place et s'oppose à l'idée même d'existence de partis politiques. En Algérie, ce courant ultraconservateur a pour pendant relatif le mouvement appelé «salafia ilmiya» (salafisme scientifique) dont le guide spirituel est Abou Bakr Al-Djazairi, imam algérois de la Grande mosquée de Médine. Ce courant est dit «scientifique» pour mieux le distinguer des salafistes djihadistes, politiquement actifs comme Ali Belhadj mais qui ne prônent pas pour autant l'action violente. C'est donc la première fois qu'un Frère musulman attaque les salafistes en portant le fer de la contradiction au cœur même de leur doctrine. Et il le fait de manière assez subtile lorsqu'il estime, dans un tweet assassin, qu'ils sont les adeptes du principe de «laisser le soin à Dieu d'en juger» quand il s'agit des pouvoirs en place (Mourdji'oûne), et «takfiriste» radicaux face à l'opposition qui s'oppose aux régimes au pouvoir. Autrement dit, dans les deux cas, des alliés précieux du pouvoir et qui taxent d'apostats ses adversaires politiques. «Ils sont contre le changement quand ils croient que les régimes sont forts et se transforment en groupes violents entre les mains de l'Etat profond quand les régimes vacillent afin d'intimider les patriotes sincères qui cherchent l'entente pour l'intérêt de leur pays», a notamment souligné Abderrezak Mokri sur sa page Facebook. La charge au canon du chef du MSP a enflammé la blogosphère et les réseaux sociaux où l'on assiste à des disputes picrocholines enragées entre Ikhwène (Frères musulmans) et Ikhwa (salafistes), qui exhalent une âcre odeur de guerre dogmatique. D'un côté, on rappelle à Mokri son passé de soutien sans faille à un régime prébendier dont il a largement bénéficié. De l'autre, ses partisans saluent son «courage» intellectuel en s'attaquant à l'ignorance néfaste des salafistes. Dans cette guerre fratricide, Abderrezak Mokri, déroutant paradoxe, attaque durement les salafistes mais pas en se montrant pour une fois dans les habits lumineux d'un progressiste. En revanche, il le fait en estimant que les forces habituelles de l'obscurantisme ne furent pas assez intégristes. En tout cas, pas suffisamment rétrogrades pour combattre des avancées juridiques en faveur des femmes, progrès qui n'est pas pourtant un modèle révolutionnaire du genre ! N. K.