Le procès de l'affaire dite de «l'autoroute Est-Ouest», qui devait reprendre hier, après un premier report en mars dernier, n'a pas, encore une fois, avancé au-delà des requêtes dans la forme formulées par la défense. En effet, après l'ouverture de la séance, le juge Hallali, président de la séance, n'a même pas pu, tout au long de la journée d'hier, constituer son tribunal criminel. La raison ? Ce procès qui devait être un procès de «corruption» s'est transformé en un procès de «torture» et d'accusations à l'encontre d'une institution nationale formulées par le collectif du principal accusé dans cette affaire, à savoir Chani Madjdoub. D'ailleurs, ce collectif, constitué de trois avocats algériens et deux étrangers, a annoncé le retrait de sa constitution et l'accusé Chani a refusé la constitution d'un avocat d'office tout en acceptant d'être jugé. Ce qui placera le tribunal dans une impasse du fait que devant un tribunal criminel un accusé doit être représenté. C'est vers 10h que Tayeb Hallali, le président du tribunal dans l'affaire autoroute Est-Ouest a ouvert la séance hier. Il a commencé par appeler les accusés, les témoins et s'est également assuré de la présence de la défense. Une fois cette étape terminée, il a donné la parole à la défense pour formuler ses requêtes dans la forme. A ce moment, Me Mohamed Tayeb Belarif s'est avancé à la barre et a demandé au tribunal d'appeler des éléments de la police judiciaire militaires (des éléments du DRS qui ont mené l'enquête préliminaire) ainsi que le juge d'instruction et le procureur de la République au niveau du tribunal de Bir Mourad Raïs. Le représentant du ministère public rejette cette requête expliquant qu'elle n'a aucune base juridique. Le juge se retire pour délibérer et annonce, à la reprise de l'audience, sa décision de rejeter la requête, car contraire à la procédure pénale. Après ce rejet, les avocats de Chani, dont Me Bourdon du barreau de Paris et Me Penning, avocat au barreau de Luxembourg, vont se succéder à la barre pour demander la nullité de l'accusation en raison des «violations» de la procédure. Dans un premier temps, les avocats de Chani Madjdoub vont évoquer des manquements, à l'exemple de l'obligation du procureur à transmettre, trois jours avant le procès, la liste des témoins ou encore le fait que les éléments du DRS n'ont pas informé dans les délais le procureur de l'arrestation de Chani Madjdoub. Mais au fur et à mesure que les requêtes sont avancées, les accusations prennent formes. Me Belarif commence alors à étaler ses cartes «Nous sommes en possession de documents qui nécessitent que le tribunal s'y attarde. Il y a un PV final du DRS daté du 6 octobre 2009 où il est indiqué que les investigations dans cette affaire ont commencé le 28 septembre 2009. Il y a également trois autorisations de perquisition délivrées ce même jour. La question s'impose : comment le juge d'instruction a-t-il pu apprendre en un laps de temps si court que les investigations ont commencé ? En plus, il n'y a aucune correspondance prouvant que le procureur a été informé de l'ouverture d'une enquête ni que Chani a été arrêté et mis en garde à vue». L'avocat affirme que son client a été arrêté le 16 septembre 2009, date à laquelle il a atterrit à l'aéroport d'Alger en provenance de Paris. «Depuis le 16 septembre jusqu'à sa présentation devant le procureur, Chani avait disparu. La police judiciaire n'a pas le droit d'user de la force qu'après deux convocations non honorées par le mis en cause et après autorisation du PG», explique encore l'avocat qui a estimé que ces transgressions de la loi démontrent «une violation à tous les niveaux et de la Constitution, et des conventions internationales paraphées par l'Algérie». Mais c'est Me Sidhoum qui mettra des mots sur les maux en disant haut et fort «Nous sommes là pour juger un citoyen dont les droits fondamentaux ont été violés. Chani a été kidnappé le 16 septembre à son arrivée à l'aéroport. Il était au niveau d'une caserne à Hydra. Je défie le procureur de la République qu'il n'est pas autorisé de mettre en garde à vue un accusé dans un endroit inconnu. Chani n'a pas eu droit de contacter sa famille. Il n'a pas eu droit à une visite médicale et le certificat qui lui a été délivré porte l'entête de l'institution du DRS ! Chani a été torturé pendant 20 jours avant d'être présenté le 28 septembre devant le procureur de Bir Mourad Raïs qui a évoqué l'incompétence. Il sera alors présenté à minuit à Sidi M'hamed et auditionné par un juge d'instruction à 3h 30 du matin ! Il n'y a ni respect du droit ni des lois ni des conventions...Il est vrai que l'on peut évoquer la raison d'Etat, mais que dire quand l'Etat perd la raison». Ce sera ensuite successivement au tour de Me Bourdon et de Me Penning de prendre la parole. Me Bourdon a commencé par dire que les aveux de son client sont des «aveux obtenus sous la torture. J'ai 35 ans d'exercice et je ne fais pas ces déclarations à la légère. Nous pouvons le prouver». Il a ensuite expliqué que son client a déposé une plainte qui, après avoir été minutieusement étudiée, a été acceptée, auprès de trois autorités à l'étranger à savoir l'autorité judiciaire du Luxembourg, le Groupe de travail contre la torture et le Haut commissariat des droits de l'Homme. Me Bourdon sera alors interrompu par le juge Hallali «Luxembourg est un petit pays et l'Algérie n'est pas un département du Luxembourg». L'avocat du barreau de Paris réplique : «C'est certes un petit pays, mais un pays fondateur de l'Union européenne. En plus Chani est Luxembourgeois donc protégé par le juge de ce pays. J'ajouterai que les institutions internationales offrent leur protection à Chani parce que l'Algérie est un des pays champion dans la ratification des pactes internationaux.» Après cet échange, Me Bourdon reviendra sur «l'arrestation arbitraire, les violations des droits dans une garde à vue, la torture...». Il expliquera que son client a fait des aveux sous la torture, surtout que son neveu était également détenu par les éléments de la police judiciaire militaire. Me Bourdon demande au juge de bien vouloir se prononcer sur la nullité des procédures. «Le procès ne peut prospérer avant que le tribunal ne statut sur la nullité des procédures. Pour une nullité d'ordre public de cette intensité, nous demandons au tribunal de rendre une décision distincte et séparée». Me Penning prend la parole et ne commencera pas son intervention sans cette réplique «Le Luxembourg est un petit pays, mais a de grands avocats !» Me Penning débute sa requête en citant un article de loi du code d'instruction pénale qui stipule que l'autorité luxembourgeoise a le droit de faire des poursuites à l'étranger pour protéger ses citoyens. Le juge Hallali l'interrompe en disant «Nous allons batailler en Algérie aussi pour avoir cette compétence et une législation qui nous permettra de poursuivre un étranger qui commet des crimes à l'étranger!» Le bâtonnier Sellini qui a donné une autorisation spéciale à Me Penning pour plaider devant un tribunal algérien en raison de l'absence de conventions entre les deux pays dans ce domaine, n'apprécie pas les échanges saumâtres des deux avocats étrangers avec le tribunal. Il prendra la parole pour les rappeler à l'ordre en disant : «La défense doit se faire dans le respect des lois algériennes. Si vous ne le faites pas, je retire les autorisations. Ici ce n'est ni la France ni le Luxembourg». Les esprits se calment et Me Penning reprend «Je ne veux pas donner de leçons. On me demande de respecter les lois algériennes et je demande à ce que les lois de mon pays soient respectées». Il soutiendra que la justice de son pays a beaucoup hésité avant d'accepter la plainte de Chani Madjdoub, mais que devant un dossier aussi solide, il ne pouvait être autrement. «Pour des faits qui se sont déroulés en Algérie !», s'étonne à nouveau le juge Hallali. Me Penning annoncera que l'autorité judiciaire Luxembourgeoise a envoyé une commission rogatoire en Algérie pour entendre les auteurs des faits de la torture. «C'est une première qu'un pays européen fasse cette demande. La demande a été envoyée en juin 2014 et nous n'avons toujours pas de réponse. Nous sommes intervenus et nous continuerons de le faire auprès du ministère des Affaires étrangères. Faut-il rappeler que l'Algérie a envoyé deux commissions rogatoires au Luxembourg pour lesquelles mon pays a répondu. Nous nous attendons à la réciprocité.» Selon Me Penning, il est possible que l'autorité judiciaire de son pays décide de délivrer des mandats d'arrêt à l'encontre des personnes accusées de torture. Il terminera son intervention en déclarant : «Il est vrai qu'il est important pour un pays de lutter contre la corruption, mais il ne peut pas le faire à n'importe quel prix !». Dans sa réponse, le procureur de la République a expliqué que Chani est poursuivi par la justice pour des crimes réprimés par la loi et non pas sur la base d'un PV du DRS. Il a rappelé que l'accusé a fait lors de la première audition des aveux devant le juge d'instruction et les a confirmés en présence de son avocat, lors de la deuxième audition. Il a enfin indiqué qu'il faut faire la différence entre la retenue et la garde a vue et que la PJ a retenu Chani 48 heures avant de le mettre en garde à vue qui a été prolongée à 3 reprises. Le PG a expliqué que la chambre d'accusation qui est habilitée à se prononcer sur la nullité des procédures n'en a pas fait cas. Le représentant du ministère public a conclu que les requêtes formulées par la défense de Chani ne sont pas légales car la nullité des procédures ne signifie nullement extinction des poursuites contre Chani. Me Sidhoum qui reprendra la parole, apporte la contradiction en donnant lecture de l'article 51 du code de procédure pénale ne manquant pas d'affirmer que tout ce qui est basé sur du faux est faux. Le juge annonce sa décision d'inclure toutes les requêtes formulées dans la forme et dans le fond et donc le tribunal devra se prononcer au cours du procès. Dès que c'est dit, ce qui devait arriver arriva. Le collectif de la défense de Chani Madjdoub annonce le retrait de sa constitution. Le juge Hallali les interpelle : «Vous avez émis des requêtes, attendez d'avoir la réponse du tribunal qui est en droit d'inclure les requêtes dans le fond. Vous êtes en train d'abandonner votre client. Il faut être légaliste.» Et Me Sidhoum de préciser : «Nous ne nous retirons pas. C'est une déconstitution.» Chani se retrouve donc sans avocats. Me Berghel très irrité prend la parole et donne au procès une dimension politique. L'avocat dénonce l'internationalisation de l'affaire par le biais d'avocats étrangers. Il rappelle que le collectif des avocats de Chani a fait des placards publicitaires dans lesquels il a dénoncé des institutions de l'Etat algérien et formulé des exigences. «Ce n'est pas la première fois que l'on dénonce des institutions de l'Etat algérien, c'est comme défoncer des portes ouvertes. J'aurai juste aimé que ces placards publicitaires soient signés par des confrères algériens et que ces derniers ne constituent pas la queue, mais la tête. La stratégie est claire et nous refusons que certains se fassent aider par des étrangers pour porter atteinte à l'Algérie et à ses institutions (...).» Me Berghel ira très loin dans ses accusations et dénoncera même le Haut commissariat des droits de l'Homme qui «fait dans les deux poids deux mesures». Après cette intervention qui sera applaudie par l'assistance, une certaine cacophonie va régner. Me Bourayou demandera au tribunal de ne pas poursuivre le procès sans permettre à Chani d'avoir une défense afin que cela ne soit pas retenu «comme prétexte contre l'Algérie». Me Sidhoum répliquera : «Nous sommes devant un tribunal criminel et il n'est nullement question de nationalisme». Chani le dira aussi : «Je suis algérien et nationaliste. J'ai déposé des plaintes devant la justice de mon pays pour la torture que j'ai subie et je n'ai pas été entendu, raison pour laquelle j'ai dû m'adresser ailleurs.» L'accusé qui n'arrivera pas à retenir ses larmes a raconté brièvement les moments de torture et les humiliations qu'il a subis ainsi que son neveu. «On m'a uriné dessus, on m'a retiré mes vêtements ainsi qu'à mon neveu (...) Dans ce pays, il faut que la torture cesse. C'est une affaire politique, on m'a utilisé. Je suis d'accord, mais pourquoi m'humilier et me torturer. Mes avocats ont décidé de se déconstituer, je les comprends parfaitement. C'est une position de principe. Je refuse un avocat commis d'office. Je me défendrai seul.» Le juge Hallali se retrouve dans l'impasse, car il ne peut poursuivre le procès sans accorder un droit de défense à Chani. Après avoir écouté l'ensemble des avocats dont la majorité a demandé la poursuite du procès, il donne un temps de réflexion au collectif de la défense de Chani pour se concerter avec son client. Les avocats de Chani quittent la Cour. Le juge décide alors de reporter le procès à dimanche prochain. Il dira à Chani qu'il a une semaine pour réfléchir à un avocat, le cas échéant, il lui en sera commis un d'office. Si Chani ne change pas d'avis, le juge devra solliciter le bâtonnier qui, selon certains avocats, pourra désigner les mêmes avocats algériens sans que ces derniers ne puissent refuser, car la désignation vaudra réquisition. H. Y.