En 2008, la Commission sur la croissance et le développement, que j'avais l'honneur de présider, remettait un rapport [BIRD/Banque mondiale] dont l'objectif était de faire le point sur nos connaissances en matière de modèles de croissance durable. Par Michael Spence* En 2008, la Commission sur la croissance et le développement, que j'avais l'honneur de présider, remettait un rapport [BIRD/Banque mondiale] dont l'objectif était de faire le point sur nos connaissances en matière de modèles de croissance durable. Une chose alors apparaissait nettement, et vaut encore aujourd'hui : les politiques qui, chacune, permettent de nourrir sur des périodes de plusieurs dizaines d'années une croissance forte, favorisent des transformations structurelles, créent des emplois, augmentent les revenus ou réduisent – souvent de façon spectaculaire – la pauvreté, se renforcent toutes mutuellement. L'impact de chacune d'entre elles est amplifié par les autres. Elles sont les ingrédients des recettes qui fonctionnent – et comme pour toute recette, lorsqu'un d'eux vient à manquer, le résultat peut en être sensiblement altéré. Si l'on veut comprendre les piètres modèles de croissance, fragiles et en train de se détériorer, tels qu'ils apparaissent aujourd'hui pour de nombreux pays et pour l'économie mondiale dans son ensemble, il faut comparer ce qui se passe dans la réalité et ce à quoi pourraient ressembler des stratégies de croissance raisonnablement abouties. Bien sûr, de nombreuses politiques sont possibles pour soutenir une forte croissance, qui sont, dans une certaine mesure, propres à chaque pays. Mais tous les cas connus de réussite ont en commun quelques ingrédients essentiels. Des niveaux élevés d'investissements publics et privés constituent le premier d'entre eux. Dans les pays en développement qui réussissent, l'investissement se maintient à 30% du PIB, voire plus. La part du secteur public (infrastructures, capital humain, base des connaissances économiques et technologiques) se situe dans la fourchette 5%-7%. Et les investissements privés sont complémentaires des investissements publics, qui en améliorent le rendement et en augmentent donc le volume. L'investissement intérieur, public ou privé, dépend de quantité d'autres facteurs qui déterminent les risques et les rendements. Parmi ceux-ci : la qualification de la main-d'œuvre, le respect des droits de propriété et le bon fonctionnement des institutions juridiques en général, la facilité d'entreprendre (par exemple, les modalités de lancement d'une activité et le temps nécessaire à sa mise en place, la fluidité des marchés, tant du produit que des facteurs de production – main-d'œuvre, capitaux, matière premières). C'est avant tout la stabilité qui est propice aux investissements, car elle se traduit tant par la compétence et la réactivité de la gestion macroéconomique que par l'efficacité et la continuité politiques. À l'inverse, un climat d'incertitude quant à la croissance ou quant à la volonté de mettre en œuvre un programme de réformes raisonnablement cohérent, nuira aux investissements. Deuxième ingrédient nécessaire aux stratégies de croissance durable : ces niveaux d'investissement relativement hauts doivent provenir de l'épargne domestique. Le recours trop important à l'épargne extérieure (qui se traduit par un déficit persistant des paiements courants) semble voué à mal finir – dans des crises de la dette et des baisses conséquentes de la croissance. L'ouverture à l'économie mondiale tant pour ce qui concerne le commerce que l'investissement, joue également un rôle clé. Ainsi l'investissement direct étranger est-il un vecteur essentiel de transmission et d'adaptation du stock accumulé de technologie au niveau mondial et de savoir-faire. La compétitivité des exportations est d'autant plus élevée que les investissements affluent vers la construction d'éléments de liaison intégrés aux chaînes logistiques mondiales. Le cas de la balance des mouvements de capitaux est un peu plus complexe. En règle générale, les économies en développement parviennent, lorsqu'elles ont de bons résultats, à la gérer pour prévenir une volatilité excessive, quand bien même la menace proviendrait d'un choc ou de déséquilibres externes ou encore d'un recours excessif à des financements extérieurs. En outre, la plupart des pays qui réussissent adaptent leur taux de change à la croissance de leur productivité, en jouant sur les contrôles de capitaux, sur la politique monétaire et sur l'accumulation ou au contraire sur la «décumulation» de leurs réserves. Pour diverses raisons, ni la sous-évaluation ni la surévaluation de la monnaie ne sont souhaitables, même si une surévaluation persistante pose plus de problèmes à la stabilité et à la croissance. Enfin, leur capacité à rassembler est aussi un élément essentiel du succès des stratégies de développement. Les modèles de croissance qui excluent systématiquement des sous-groupes échouent faute de cohésion politique et sociale et, en définitive, faute de soutien stratégique. En revanche, les inégalités de revenus, si elles ne sont pas trop criantes et ne sont pas imputables à la corruption ou à un des marchés réservés, sont comprises et acceptées. L'accès à des services de base performants est considéré comme indispensable à l'égalité des chances et à la mobilité intergénérationnelle. Dans ce contexte, on peut procéder à l'évaluation des modèles de croissance au sein de l'économie mondiale et dans ses différentes régions. Pour commencer, les investissements publics sont généralement inférieurs aux niveaux requis pour rétablir et maintenir la croissance, en raison, notamment, des contraintes budgétaires qui pèsent sur les pays trop endettés. Hors le défaut de paiement, la façon normale de résorber un excès de dette publique consiste à ajuster la croissance nominale [en valeur]. Mais les politiques de croissance, au-delà des outils de la politique monétaire, n'ont pas été au rendez-vous, et l'inflation est largement inférieure aux cibles fixées. D'importantes réserves d'épargne, accumulées dans des fonds souverains, des fonds de pension ou par des compagnies d'assurance demeurent inemployées par le secteur public, sans doute en raison d'un blocage des canaux d'intermédiation, lié à l'évaluation de la rémunération du risque. Les investissements privés (dans les biens corporels ou incorporels) sont également inférieurs aux nécessités d'une croissance durable (quoique certaines tendances dans les secteurs technologiques à forte croissance échappent à la règle). Parmi les facteurs qui contribuent à cette situation, il faut mentionner une crise de la demande globale, une forte dose d'incertitude quant aux politiques qui seront suivies et aux mesures réglementaires qui seront adoptées, et des doutes de plus en plus marqués quant aux locomotives de la croissance mondiale comme la Chine. En outre, avec quelques différences selon les économies, le report des réformes fiscales et les rigidités structurelles, politiquement déterminées, sur les marchés des produits et des facteurs de production ont des effets défavorables. Pour ce qui concerne la capacité des modèles de croissance à ne pas générer d'exclus, une bonne part des analyses pertinentes récentes s'intéressent essentiellement à l'évolution, tirée par la technologie, des structures économiques et de la demande de main-d'œuvre sur les marchés du travail, ou à la mondialisation, ce qui cantonne à l'offre, plus lente à évoluer, la questions de l'éducation et des carences de formation. La polarisation de l'emploi et les modèles d'inégalités de revenus qui tendent à se développer résultent en partie de ces forces, avec des effets défavorables sur la demande finale de main-d'œuvre et, plus grave, sur les ressources que les personnes et les familles décident d'allouer à l'accumulation de leur propre capital humain. En bref, une stratégie raisonnablement aboutie visant à rétablir la croissance, tant à l'échelle des pays qu'à l'échelle mondiale, devrait comprendre des mesures destinées à élever le niveau des investissements publics et privés, et à lever les contraintes qui pèsent sur ces derniers, de façon à relancer la demande globale. Elle devrait en outre renforcer, par une série de réformes, les incitations à l'investissement privé. Elle comporterait enfin, un programme de réduction de l'exclusion, afin de corriger les déséquilibres structurels des marchés du travail et de lutter contre les inégalités de revenus, potentiellement destructrices. Jusqu'à présent, ce genre de stratégie d'ensemble fait, sauf exception, défaut. Si de telles stratégies étaient non seulement mises en œuvre, mais synchronisées dans les principales économies mondiales, elles verraient leurs effets s'amplifier par la vertu des retombées internationales positives liées aux échanges commerciaux – le G20 aurait là un rôle à jouer. En l'absence d'un programme de cette ampleur, on peut s'attendre, au mieux, à une longue période de croissance faible et fragile, avec les risques de ralentissement inhérents à un endettement croissant dans un contexte déflationniste où persisteraient des taux d'intérêt très bas. Mais le pire est encore possible, et il ne l'est que trop : la détérioration avancée de la cohésion sociale et politique, c'est-à-dire du socle indispensable à toute réponse politique vigoureuse. À ce stade, la stagnation est un piège. M. S. (traduction François Boisivon) Prix Nobel d'économie. Il est professeur d'économie à la Stern School de NYU of Business et Senior Fellow à l'Institut Hoover de l'université Stanford