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L'Europe sur la touche
L'influence de l'Union européenne recule
Publié dans La Tribune le 23 - 02 - 2016

Au cours du 20e siècle, l'Europe a toujours été le partenaire de premier recours des Etats-Unis. Aujourd'hui, alors que l'Amérique a de nouveau besoin d'elle, l'UE ne cesse de dériver en direction de la touche. A moins que ses dirigeants ne changent de cap, la douloureuse fissure de l'ordre mondial libéral ne cessera de se propager
L'ordre international libéral, qui contribue à la stabilisation du monde depuis la fin de la guerre froide, est aujourd'hui mis à rude épreuve. Esprit de revanche de la part de la Russie, chaos au Moyen-Orient, et bouillonnement des tensions en mer de Chine méridionale sont autant de symptômes d'un début de craquelure du système.
Nombreux sont les moteurs d'instabilité, parmi lesquels une réorientation de la puissance économique depuis l'Occident vers l'Orient, un affaiblissement des institutions officielles, ainsi qu'un désamour généralisé de l'opinion à l'égard de ses dirigeants au sein des démocraties occidentales. Deux évolutions clés viennent néanmoins particulièrement éroder l'ordre international libéral : retrait de l'Amérique à l'écart du leadership mondial, et persistance de la crise en Europe.
Plusieurs signaux récents semblent indiquer de la part de l'Amérique une volonté de s'affirmer à nouveau. Après six années de ce que l'on a appelé le «leadership depuis l'arrière», ainsi que de lignes rouges tracées sans aucun effet, le président américain Barack Obama commence à viser un certain nombre d'ententes innovantes et flexibles – qu'il s'agisse d'arrangements diplomatiques ou militaires – afin de répondre aux menaces globales.
En 2015, l'administration Obama a joué un rôle crucial dans l'élaboration de l'accord climatique de Paris, ainsi que dans l'émergence d'un accord visant à maîtriser le programme nucléaire iranien. De même, la semaine dernière, le Secrétaire américain à la Défense Ashton Carter a dévoilé une proposition de budget militaire pour 2017, qui signale une volonté d'adopter une posture internationale musclée. Cette proposition fait intervenir le financement d'opérations navales en Asie, le réapprovisionnement d'un arsenal militaire éprouvé par la lutte contre l'Etat islamique, ainsi qu'un véritable engagement en faveur de l'innovation technologique.
La pièce maîtresse de cette proposition réside néanmoins dans une démarche consistant à quadrupler les dépenses américaines en Europe, afin de «soutenir les alliés de l'OTAN face à l'agression russe». Beaucoup en Europe éprouveront sans doute un soulagement suite à l'annonce de Carter. Inquiète pendant des années face au «pivot» stratégique d'Obama en direction de l'Asie, alors même que la Russie semait le trouble en Ukraine, l'Europe est aujourd'hui à nouveau au centre des préoccupations stratégiques de l'Amérique. Le message de fond n'en demeure pas moins encourageant. En effet, si l'Amérique se décide aujourd'hui à agir, c'est parce que ses partenaires européens n'y parviennent pas.
Il y a là une distorsion troublante. Si l'engagement américain est nécessaire pour susciter une dynamique favorable, c'est bien le poids de l'Europe qui sert de masse critique indispensable à l'orientation de l'ordre mondial libéral dans une direction positive. Du point de vue de l'Union européenne, le récent coup de pouce sécuritaire des Etats-Unis fait naître la possibilité de voir l'Europe, après plus de vingt ans de prééminence croissante, perdre son influence dans la fixation de l'ordre du jour.
En 2011, après l'opération de l'OTAN en Lybie, qui a exposé au grand jour les limites des capacités militaires de l'Europe, le Secrétaire américain à la Défense de l'époque, Robert Gates, se rend à Bruxelles. Il formule alors un message sans équivoque : «Si l'actuel déclin des capacités militaires européennes n'est pas stoppé voire inversé, les futurs dirigeants américains – ceux qui n'ont pas connu comme moi l'enseignement de la guerre froide – risquent tout simplement de considérer que le retour ne mérite pas l'investissement des Etats-Unis dans l'OTAN.»
Depuis, la Russie est parvenue à annexer la Crimée et à déstabiliser l'Ukraine de l'Est. L'instabilité au Moyen-Orient a engendré une crise migratoire à grande échelle. Le terrorisme a resurgi au point de constituer une grave menace. Et pourtant, malgré de nombreux discours sur l'harmonisation et le renforcement des capacités défensives de l'Europe, rien de très significatif n'a été accompli.
Le changement de calcul opéré par l'Amérique n'est en rien la conséquence d'une Europe qui se serait ressaisie, mais témoigne tout simplement d'un discernement selon lequel la menace soulevée par la Russie ne peut plus demeurer hors de contrôle. Cette prise de conscience découle d'un récent rapport produit par Rand Corporation, qui révèle à quel point les partenaires baltes de l'OTAN – Estonie, Lettonie et Lituanie – se retrouveraient en situation de vulnérabilité face à une agression russe. A l'heure où le niveau faible et persistant du prix des énergies exerce une pression croissante sur le Kremlin, le risque augmente de voir le président russe Vladimir Poutine chercher à attiser les flammes du nationalisme en se déchaînant à nouveau.
A première vue, la décision consistant pour l'Amérique à se confronter à la Russie nous rappelle plusieurs épisodes passés au cours desquels l'Europe s'était révélée incapable de répondre aux défis présents à son voisinage – et notamment l'épisode marquant de Bosnie dans les années 1990. Or la situation actuelle s'avère encore plus périlleuse, telle la réminiscence d'une période de guerre froide au cours de laquelle l'Europe était davantage un objet qu'un véritable acteur de la géopolitique. Ainsi le continent risque-t-il à nouveau de devenir l'échiquier sur lequel l'Amérique et le Kremlin s'affronteraient pour leurs propres intérêts.
En 2001, les Etats-Unis représentaient un cinquième de la production économique mondiale. Cette proportion est aujourd'hui inférieure à un sixième. Quel que soit le degré d'engagement et d'innovation que conserve le leadership américain, les Etats-Unis ne sont plus en mesure d'assurer à eux seuls la pérennité de l'ordre international libéral. L'Amérique a besoin d'alliés dans le cadre de cet effort, et l'UE, encore aujourd'hui première économie mondiale malgré des années de stagnation, constituerait le candidat idéal – si seulement elle décidait de se ressaisir.
Au cours du XXe siècle, l'Europe a toujours été le partenaire de premier recours des Etats-Unis. Aujourd'hui, alors que l'Amérique a de nouveau besoin d'elle, l'UE ne cesse de dériver en direction de la touche. A moins que ses dirigeants ne changent de cap, la douloureuse fissure de l'ordre mondial libéral ne cessera de se propager.
*Membre du Conseil d'Etat espagnol et professeure invité à l'université de Georgetown. Ancienne ministre des Affaires étrangères espagnol et ancienne vice-présidente de la Banque mondiale.


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