La mémoire... Encore ? Oui, encore ! Le mal algérien est un mal de l'oubli, ou plutôt du refoulement, de l'occultation. Beaucoup d'Algériens haussent les épaules à l'énoncé du mot «mémoire». Ils le jugent inutile, passéiste, et appellent à regarder plutôt vers l'avenir. Un écrivain bien connu trouve même que l'Algérie pêche par un excès de mémoire. La mémoire… Encore ? Oui, encore ! Le mal algérien est un mal de l'oubli, ou plutôt du refoulement, de l'occultation. Beaucoup d'Algériens haussent les épaules à l'énoncé du mot «mémoire». Ils le jugent inutile, passéiste, et appellent à regarder plutôt vers l'avenir. Un écrivain bien connu trouve même que l'Algérie pêche par un excès de mémoire. Ce faisant, nous emboîtons inconsciemment le pas aux nombreuses voix françaises, dont celles de leurs dirigeants les plus importants, qui nous suggèrent de laisser le passé et de construire l'avenir. Tout cela serait bel et bon si ce même discours servait à la consommation de leur propre peuple. Ce n'est pas le cas. Le centenaire de la sanglante bataille de Verdun a fait la une de tous les journaux. Les manifestations ont été retransmises en direct sur presque tous les nombreux écrans télévisés. En point d'orgue, lors de leur conférence de presse commune, Hollande et Merkel ont lancé de vibrants appels à ne jamais oublier et, surtout, à assurer la transmission aux jeunes générations. Vérité en deçà, mensonge au-delà… La vérité est que la mémoire commune d'un peuple est la clé de voûte d'un pays. La protection de la patrie est certes affaire de surveillance des frontières et d'armement. Mais elle est surtout liée à la qualité et à la densité de sa mémoire partagée. Cela n'exclut pas la projection vers le futur, la tension vers l'universel, mais elles ne sont possibles qu'en présence d'un socle commun solide, construit au fil des siècles sur la narration ininterrompue du livre des valeurs communes, des souffrances et des joies partagées. Il n'y a pas de communauté de destin sans communauté de mémoire. Hélas, à rebours de cette nécessité, nous employons l'essentiel de nos forces à mettre à mal ce tissu fragile… L'essai stimulant de Paul Ricœur, Mémoire, Histoire, Oubli (2003, Editions du Seuil), dont le titre reprend les trois pôles d'accès au passé, privilégie une thèse qui rompt avec la théorie dominante qui cantonne la mémoire à la prétention de fidélité et l'histoire à la quête de vérité. Ricœur fait de la mémoire la matrice de l'histoire. Ce livre vient en réaction aux abus de mémoire et d'oubli, du trop de mémoire et du trop d'oubli. Les trois types d'abus énoncés par l'auteur sont : la mémoire empêchée, la mémoire manipulée, et la mémoire obligée. La mémoire empêchée concerne la difficulté de se souvenir d'un traumatisme. Dans l'idéal, un tel souvenir nécessite le recours à un travail de mémoire, qui passe par un travail de deuil, afin de pouvoir tendre vers une mémoire apaisée, et vers une réconciliation avec le passé. Le lien avec le sinistre épisode de la décennie noire est facile à établir. Dans le cas de la mémoire manipulée, l'auteur fait référence aux manipulations idéologiques de la mémoire, mobilisée par les détenteurs du pouvoir pour asseoir leur domination et légitimer leur autorité. L'histoire officielle est ainsi une mémoire imposée, au sens où c'est elle qui est enseignée, apprise, et célébrée publiquement. En Algérie, il y a en plus une dimension schizophrénique. Pendant que nos livres d'histoire racontent la version apocryphe de la mort de Abane Ramdane, un débat public est ouvert sur les circonstances de son assassinat commis par ses compagnons, débat auquel participent des membres de ce même régime qui est à l'origine de la fable officielle. La mémoire obligée interroge la notion de «devoir de mémoire», notion qui fait intervenir l'idée de dette à l'égard de ceux qui nous ont précédés. Nous avons ainsi l'obligation de nous souvenir des traumatismes subis par nos aïeux, enfumés, emmurés, acculturés. C'est notre fardeau et notre dette. Ricœur, conscient du danger que la mémoire vienne occulter l'histoire, précise que «l'injonction à se souvenir risque d'être entendue comme une invitation adressée à la mémoire à court-circuiter le travail de l'histoire. Je suis pour ma part d'autant plus attentif à ce péril que mon livre est un plaidoyer pour la mémoire comme matrice de l'histoire (…). Il se pourrait même que le devoir de mémoire constitue à la fois le comble du bon usage et celui de l'abus dans l'exercice de la mémoire». Le pardon constitue la dernière étape du cheminement de l'oubli, vers l'horizon d'une mémoire apaisée. Ricoeur prend soin de distinguer deux sortes d'oubli. La figure négative, source d'angoisse, est «l'oubli par effacement des traces», le refoulement. La politique de concorde nationale qui a imposé l'amnistie-amnésie au lendemain de la décennie noire en est une illustration. La figure positive est l'oubli de réserve, qui renvoie à l'idée freudienne de l'inoubliable. L'oubli de réserve, source de plaisir, permet le retour de souvenirs heureux que l'on croyait perdus. Le 8 mai, nous commémorons les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, la plus grande ratonnade de l'Histoire. Là, le déni simple n'est pas possible. La réalité de l'événement ne fait de doute pour personne. Mais beaucoup de nos compatriotes réagissent par cette phrase : «Tout ça pour ça», phrase terrible dans sa simplicité et dans l'étendue de ce qu'elle implique. Certes, l'état de l'Algérie d'aujourd'hui ne prête guère à la réjouissance. Mais ce n'est pas l'indépendance qui en est responsable ! La déclaration des Nations unies en 1960 exigeait la libération des pays soumis au colonialisme mais aussi, mais surtout, la remise entre les mains de leurs peuples de la maîtrise de leurs destins. C'est l'absence de la deuxième partie de la déclaration qui a été la cause de la dérive que nous connaissons. Les responsabilités reviennent sans aucun doute à ceux qui ont confisqué l'indépendance en imposant leur leadership à un peuple réduit au silence. Celui-ci ne peut toutefois être indemne de critique. La pérennité de ce régime qui sévit depuis plus de 50 ans n'a pu être assurée sans un accord tacite avec la société algérienne. Celle-ci a été incapable de secouer la chape de plomb dont elle a été recouverte et elle a appris à vivre dans la cautèle, la ruse, la prédation à la petite semaine. Elle ne fait plus société. C'est un conglomérat d'individus attachés à leur survie personnelle, attentifs à décrocher un morceau de la bête durant l'équarrissage global. A l'évidence, si chacun a appris à s'accommoder de ce système, personne n'y est heureux. Ainsi, quand on évoque la médiocrité dont nous faisons preuve depuis plus d'un demi-siècle, il y en a toujours pour soupirer : «Tout ça pour ça», rejetant la responsabilité de la situation du pays sur ceux qui l'ont… libéré ! Le problème, c'est l'indépendance, souffle la voix vénéneuse de la haine de soi. Nous n'avons pas les capacités pour construire une nation, lui renvoie en écho la voix éraillée de la fascination du vide, de l'immobilité et du renoncement. C'est avec ça qu'il faut rompre, la tentation de justifier notre inaction par le martyre de nos aïeux qui n'auraient pas pris en compte notre «vocation» ontologique à la soumission… Post-scriptum : une pétition, dont je suis l'initiateur, circule actuellement sur le Net. Elle exige le retour de restes de résistants Algériens à la colonisation, détenus par le Musée de l'Homme à Paris, en Algérie. Ces résistants ont trouvé la mort au cours de la terrible bataille des Zaatchas, entre 1845 et 1849. Leurs chefs ont été décapités et leurs têtes longtemps exposées à la curiosité des visiteurs parisiens. Cette pétition a recueilli plus de 1200 signatures. Cela pourrait paraître moyen si on compare ce score à celui de la pétition exigeant la démission de Denis Baupin, vice-président du Parlement français, coupable de harcèlement sexuel. Ce dernier appel a été signé par plus de 50 000 personnes. Mais, compte tenu de l'état de prostration de notre société, notre résultat est encourageant. De plus, il y a bien eu les inévitables réactions négatives d'internautes qui nous reprochent de remuer la boue du passé mais elles sont marginales par rapport aux approbations… B. S.