Serrer les rangs et afficher un sourire forcé, contre toute évidence. Le mot d'ordre à la conférence annuelle de CityUK, l'un des principaux lobbys du centre financier britannique, qui se tenait jeudi 30 juin, était clair : nous avons connu beaucoup de crises par le passé et nous nous remettrons de celle-là aussi. Une semaine après le vote des Britanniques pour sortir de l'Union européenne (UE), Douglas Flint, le président de HSBC, a cherché à minimiser la secousse : «C'était un peu un choc, mais le système financier a bien fonctionné.» Sa menace de délocaliser un millier d'emplois en France en cas de Brexit ? «Ce serait uniquement si nous perdions entièrement le passeport (financier européen). C'est hypothétique. Il est très important de ne pas se précipiter», a indiqué le banquier. Embauches gelées John McFarlane, le président de Barclays – et de CityUK –, a, lui aussi, estimé que la City peut tenir le coup : «Les entreprises financières sont à Londres parce qu'elles ont choisi d'être basées ici, pour plein de raisons différentes. Seule une petite partie d'entre elles fait du courtage en euros et c'est le seul morceau qui peut être impacté.» Clare Woodman, directrice des opérations à Morgan Stanley, a renchéri : «Pour l'instant, rien n'a changé.» Il n'y a pourtant pas besoin de beaucoup creuser pour percevoir la panique du milieu financier. Dans les couloirs de la conférence, une cadre d'une grande banque britannique très présente en Europe est encore sous le choc : «Je suis anéantie.» Elle affirme craindre directement pour son emploi : «Contrairement à ceux qui ont voté, souvent avec beaucoup d'ignorance, nous, on est en première ligne. On connaît les conséquences de cette décision.» De façon symbolique, et involontaire, l'événement se déroulait dans les locaux de Nomura, une grande banque japonaise, qui réalise la plupart de ses opérations européennes depuis Londres. Une partie de ses 2 600 employés risquent d'être obligés de partir. «Il est possible qu'on ait besoin de changer de stratégie, reconnaît un de ses cadres. Mais rien n'est décidé pour l'instant.» Les premières conséquences directes du Brexit se font déjà sentir. Dominic Connor dirige Quant Recruitement, un cabinet de chasseurs de têtes spécialisé dans le courtage algorithmique. «Avant le vote, les embauches avaient déjà ralenti. Depuis le vote, elles sont complètement gelées. Il n'y a plus rien», dit-il. «Aucun plan B, C ou D» Anthony Hodgins dirige une autre agence de recrutement, Wheale Thomas Hodgins, qui conseille essentiellement de petites entreprises financières. «C'est la panique totale chez mes clients. Aucun n'avait prévu ce vote. Ils n'ont aucun plan B, C ou D», assure-t-il. La confiance affichée des principaux dirigeants de la City ne relève cependant pas que de l'effet d'annonce. En partie, ils savent que tout reste à jouer. «On ne sait pas ce qu'il va se passer, estime M. McFarlane. De nombreuses décisions ne seront pas prises avant plusieurs années.» Techniquement, il a raison. La sortie juridique du Royaume-Uni de l'UE prendra du temps. La façon dont elle se passera demeure extrêmement floue. Elle dépend du futur gouvernement britannique, dont l'identité ne sera pas connue avant septembre. Ensuite, les négociations vont durer au moins deux ans, sans doute plus. Personne ne sait exactement quelles relations Londres va vouloir mettre en place avec Bruxelles : modèle suisse, canadien, turc, albanais ? Les partisans du Brexit eux-mêmes sont très divisés sur ce point. Des théories pour contourner le Brexit Face à ce vide, la City veut saisir sa chance. Objectif : conserver le statu quo. «Il est vital de maintenir l'accès au marché unique», explique Chris Cummings, le directeur de CityUK. En particulier, il rêve de conserver le fameux passeport, qui permet de vendre des produits financiers fabriqués au Royaume-Uni à travers l'UE. En d'autres termes, l'espoir est de conserver les avantages de l'UE, malgré le vote. Mais tous le savent : avoir un accès complet au marché unique nécessite d'accepter la libre circulation des personnes. Or, les Britanniques ont justement voté pour y mettre fin, afin de réduire l'immigration. A la City, personne n'en a cure. Dans les couloirs, les théories fusent sur la façon dont le vote pourrait être ignoré. Un deuxième référendum ? Des élections législatives qui annulerait tout ? Un accord technocratique qui conserverait le statu quo, sans vraiment le dire ? La City rêve de continuer comme avant. Mais pourquoi Bruxelles, humiliée par ce vote, accorderait-elle une telle faveur ? Après tout, la Suisse ne bénéficie pas du passeport alors même qu'elle est forcée d'accepter la libre circulation des personnes. La question suscite des regards noirs et des réponses de défiance. «L'Europe a besoin d'un centre financier important. Le déplacer ailleurs prendrait des décennies», affirme M. Flint. Mais la City ne va-t-elle pas se retrouver dans une situation de quémandeur, sans moyen de pression ? «Pas du tout, continue-t-il. Ce seront des négociations.» «La tête dans le sable» Sharon Bowles, une députée européenne britannique, qui dirige le comité économique et monétaire du Parlement européen, contre-attaque. Elle s'en prend notamment au président français, François Hollande, qui a déclaré qu'il n'y avait «aucune raison» de permettre à un pays hors de l'UE de faire du courtage en euros. «Je vois bien que certains tentent de dérouler le tapis rouge dans l'autre sens. Mais on verra bien ce qui arrivera», dit-elle. M. McFarlane confirme : «Ça va être très difficile pour Francfort ou Paris de répliquer le centre financier de Londres.» Il souligne que la capitale britannique concentre une main-d'œuvre spécialisée unique, avec ses cabinets d'avocats, ses comptables, ses fiscalistes, des centaines de banques et de fonds d'investissement… Sans compter que la langue anglaise est un atout considérable. En attendant d'y voir plus clair, les entreprises ont pour l'instant repoussé leurs décisions. «Cela va prendre du temps avant qu'on sache à quoi s'en tenir», estime Edward Bonham Carter, vice-président du fonds d'investissement Jupiter Asset Management. Sa firme utilise le passeport européen et en a besoin. Avec des bureaux à Francfort et à Munich, il se dit prêt à déménager rapidement une petite partie de ses employés si nécessaire. Mais pas pour le moment. Pour M. Hodgins, de Wheale Thomas Hodgins, cet espoir que rien ne change ressemble pourtant à la politique de l'autruche : «Tous ces gens ont mis leur tête dans le sable et ils ne veulent rien savoir.» La réalité finira par les rattraper. E. A. In lemonde.fr