Après des années de retard, ce projet pharaonique, qui a nécessité plus de 55 milliards de dollars d'investissement, livre ses premiers barils. Avec 35 milliards de barils – dont 9 à 13 milliards récupérables – ce gisement avait été salué comme la plus grande découverte d'hydrocarbures depuis Prudhoe Bay (Alaska) en 1967 et avant celle des «pré-salifères» au large des côtes du Brésil en 2008 Le champ pétrolifère géant de Kachagan (Kazakhstan), découvert en 2000 au milieu de la mer Caspienne, se réveille après avoir été mis en sommeil pour des difficultés techniques dès le début de son exploitation à l'automne 2013. Le consortium international, qui a investi 55 milliards de dollars (51 milliards d'euros) dans la phase 1 de ce projet pharaonique (estimé à seulement 10 milliards de dollars en 2005), relancera officiellement sa production, le 23 octobre, après des semaines d'essais. Dans les mois à venir, des dizaines de milliers de barils vont se déverser sur un marché mondial déjà saturé. Jusqu'à ce que Kachagan produise à plein régime. Le pic de production de 380 000 barils par jour ne sera pas atteint avant dix ans, selon le cabinet britannique Wood MacKenzie. Avec 35 milliards de barils – dont 9 à 13 milliards récupérables – ce gisement avait été salué comme la plus grande découverte d'hydrocarbures depuis Prudhoe Bay (Alaska) en 1967 et avant celle des «pré-salifères» au large des côtes du Brésil en 2008. Sa complexité technique et surtout son poids financier ont poussé les pétroliers à partager les risques au sein d'un consortium, la North Caspian Operating Company (Ncoc), détenu par la société kazakhe KazMunaigas (16,88%), les majors Total, ENI, ExxonMobil et Shell (16,81% chacune), le chinois Cnpc (8,33%) et le japonais Inpex (7,56%). «Le réglage des équipements des installations en mer et à terre ainsi que les tests des appareils de contrôle et des systèmes de gestion des processus technologiques se poursuivent, a prévenu le ministère kazakh de l'Energie. Parvenir à un régime de travail stable prendra un certain temps.» La très faible profondeur d'eau (3 mètres) et la grande épaisseur de roche (4 200 mètres), la glace qui emprisonne cinq mois de l'année l'île artificielle baptisée «D Island» où sont posées les installations, la fragilité de l'écosystème au débouché du fleuve Oural, les grandes quantités d'hydrogène sulfuré (15% du réservoir) mortel même à petite dose : tout s'est conjugué pour faire de Kachagan l'un des gisements les plus difficiles à exploiter sur la planète. Il est ainsi devenu un laboratoire pour les nouvelles technologies pétrolières et la gestion du risque environnemental. «La mère de tous les projets, sans équivalent dans notre industrie», dit-on chez Total. Autant de difficultés auxquelles se sont un temps ajoutées des tensions politiques avec les autorités d'Astana, excédées par les retards, et qui expliquent la dérive de onze ans sur le calendrier initial. Réorientation des dépenses Comme d'autres, ce grand projet a été lancé dans les années 2000, quand le prix de l'or noir est remonté après la grande dépression des années 1986-2000. Et, avec lui, le coût des équipements et des services fournis par les sociétés parapétrolières comme Schlumberger ou Technip. Les compagnies nationales, et plus encore les puissantes majors anglo-saxonnes ou Total, regardent désormais à deux fois avant d'investir tant d'argent, alors qu'elles ont réduit d'environ 40% leurs investissements dans l'exploration-production depuis le pic atteint en 2013 à quelque 800 milliards de dollars. Le projet de Kachagan ayant été mené à bien, et même à 50 dollars le baril, les pétroliers ont intérêt à pomper du brut pour toucher enfin les premiers fruits de leurs investissements, sans attendre des jours meilleurs. Mais le gisement est immense (75 km sur 45 km). Qu'en sera-t-il de la phase 2 qui, selon les experts, pourrait porter la production totale à 1 million de barils par jour, moyennant des dépenses d'investissement aussi énormes que difficiles à estimer ? La décision du consortium n'interviendra pas avant la fin de la décennie. Ses membres espèrent disposer alors d'une meilleure visibilité sur les cours de l'or noir, mais aussi des retours d'expérience de la phase 1. En manque de pétrodollars, les autorités d'Astana, elles, souhaitent que les travaux débutent le plus tôt possible pour «booster» la production stagnante des autres gisements du Kazakhstan. Depuis dix ans, tous les grands projets pétroliers ou gaziers ont accusé retards et dérives des coûts. En Australie, le projet géant de Chevron dans le gaz naturel liquéfié («Gorgon») a coûté 54 milliards (contre 37 milliards au départ) et pris deux ans de retard. Ernst & Young, qui a étudié 365 projets à plus de 1 milliard de dollars, conclut que 64% accusaient une dérive des coûts et 73% un dérapage de calendrier. Une incapacité à livrer à temps et au prix prévu très fréquente dans l'offshore profond. «La hausse des prix du pétrole et du gaz durant la décennie passée (2004-2014) a masqué bien des conséquences de ces dérives des grands projets», note le cabinet, qui juge «improbable» la poursuite d'une telle tendance. A 50 dollars le baril de brut, les masques tombent. Toutes les compagnies doivent améliorer leurs performances opérationnelles. Ces efforts ne lèvent pas des hypothèques externes comme les risques politiques et les positions parfois imprévues des pays producteurs, comme on l'a constaté au Nigeria, en Libye ou au Venezuela. Les grands projets pétro-gaziers seront aussi de plus en plus concurrencés par les huiles de schiste nord-américaines, où s'applique la règle «small is beautiful». As des mégaprojets, les mastodondes ExxonMobil, Chevron et Total manœuvrent moins bien que les compagnies de taille moyenne très spécialisées sur les hydrocarbures de schiste. Quant aux énergies renouvelables, elles drainent une part croissante des capitaux et pourraient réduire l'accès des pétroliers à ces fonds. «On assiste à une large réorientation des dépenses vers les énergies bas carbone et c'est souvent le résultat de décisions gouvernementales», souligne Fatih Birol, directeur exécutif de l'Agence internationale de l'énergie. La baisse de 8% des investissements dans le secteur de l'énergie en 2015 (1 800 milliards de dollars) est ainsi due au net ralentissement dans le secteur des hydrocarbures. J.-M. B. In lemonde.fr