Jean-Pierre Chevènement naît le 9 mars 1939 à Belfort.Il étudie à l'IEP de Paris puis à l'ENA.En 1971, il participe à la fondation du Parti socialiste.Successivement député, président du conseil régional, ministre de la Recherche et de l'Industrie, de l'Education nationale puis de la Défense sous l'ère Mitterrand, maire de Belfort, il est également nommé ministre de l'Intérieur par Lionel Jospin en 1997. Il obtient 5% des voix à la présidentielle de 2002. Aujourd'hui sénateur, Jean-Pierre Chevènement s'est retiré de la course à la présidentielle de 2012 en soutenant la candidature Hollande. Votre dernier ouvrage part de la vague d'attentats et de violences subies par la France depuis janvier 2015 pour tenter d'expliquer les racines profondes et de natures diverses des dysfonctionnements de notre société. Vous dénoncez notamment la «culture du déni» qui serait prégnante en France. A quoi correspond-elle et comment se matérialise-t-elle ? La culture du déni consiste à minimiser l'ampleur des difficultés qui sont devant nous. Je ne pense pas que nous en soyons - hélas ! - à la dernière vague d'attentats. Le terrorisme djihadiste est installé dans les têtes. Il l'est pour longtemps. Il repose sur un ressentiment très ancien, dont je cherche à analyser les causes, à percer les origines. Et par ailleurs, il procède de graves faiblesses que nos élites ont laissé s'installer dans la société française, qui touchent particulièrement la jeunesse ; et plus particulièrement la jeunesse des quartiers où sont concentrés les populations immigrées. En cause aussi, une certaine panne de l'intégration dont les raisons sont multiples, la première étant peut-être que la France a cessé de s'aimer elle-même. Et naturellement, ces maux doivent être nommés ; mais avec de bons mots, si nous voulons y remédier. «Le terrorisme djihadiste est installé dans les têtes. Il l'est pour longtemps. Il repose sur un ressentiment très ancien, dont je cherche à analyser les causes, à percer les origines». Il n'est pas question de faire comme si ces maux n'existaient pas : ils sont bien réels. Je suis contre la culture du déni, il faut regarder les choses en face. Et par conséquent, désigner ces maux. Mais il ne faut pas se tromper de mots. Vous connaissez le proverbe chinois : «Quand le doigt montre la lune, l'imbécile regarde le doigt». J'invite à déplacer l'axe de la caméra pour ne pas voir uniquement le terrorisme djihadiste, ni uniquement le développement du fondamentalisme religieux en terre d'islam depuis 1979. J'invite à prendre conscience des réactions que la globalisation a pu avoir dans le monde sur différentes aires culturelles ou géographiques. Il y a des conséquences sur le monde musulman, qui réagit assez négativement parce qu'il est le conservatoire des traditions : il réagit par l'islamisation des mœurs, par l'islamisme politique, par le djihadisme armé. La mondialisation, ou plutôt la globalisation, qui est la mondialisation à laquelle s'ajoutent l'interconnectivité généralisée grâce aux technologies modernes de l'information et la libération totale des mouvements de capitaux, a rebattu les cartes de la géopolitique mondiale. Ce système financiarisé à l'excès qui a de plus en plus de ratés – on le voit depuis 2008 – a aussi entraîné un certain nombre de modifications dans la hiérarchie des puissances. On observe la montée de la Chine, des pays émergents, la bipolarité qui s'installe entre les Etats-Unis et la Chine à l'horizon du XXIe siècle ; le basculement opéré par les Etats-Unis de l'Europe vers l'Asie-Pacifique ; et, d'autre part, la disparition de l'Europe d'après 1945, celle de Jean Monnet, qui a laissé place à une Europe dont le centre de gravité économique s'est déplacé vers l'Est, et est dominé par l'Allemagne. Cette Europe est aujourd'hui dans l'impasse, parce qu'on ne peut transférer le modèle ordo-libéral allemand qui dégage un excédent extérieur de 10,5 points de PIB aux autres pays européens et enfin parce que cette Europe n'est pas une entité stratégique. La politique extérieure est définie en dernier ressort par les Etats-Unis. C'est pourquoi je parle d'Euramérique. En ce qui concerne la montée du djihadisme en France, vous dites que la théorie de la «radicalisation de l'Islam», développée notamment par Gilles Kepel, n'est pas incompatible avec celle de «l'islamisation de la radicalité», chère à Olivier Roy. Selon vous, les deux phénomènes sont donc actuellement à l'œuvre en France ? Oui, parce que l'islamisation de la radicalité décrite par Olivier Roy met l'accent sur une violence à l'œuvre dans la société française que personne ne peut nier. Cette violence ne s'exprime pas uniquement par le djihadisme, mais aussi par les mouvements violents organisés par les «zadistes», l'agressivité incroyable que manifestent un certain nombre de petites bandes dans les quartiers contre la police et la multiplication des agressions contre les forces de l'ordre. Cette violence est là. Alors on peut soutenir que c'est la violence qui est première. Elle découle du chômage des jeunes, des inégalités, de l'absence d'avenir… Toutes ces explications sont bonnes mais ne peuvent servir d'excuses. Bref, il y a un terreau pour le djihadisme. Gilles Kepel a quand même mis le doigt sur le développement concret du djihad armé à partir de l'invasion soviétique de l'Afghanistan : c'est alors un djihad afghan, qui après la guerre du Golfe devint un djihad planétaire sous l'impulsion d'Oussama Ben Laden et Al Qaida. Les premiers attentats eurent lieu en 1992, et vinrent évidemment culminer dans la destruction des tours jumelles, le 11 septembre 2001 à New York. La réaction américaine très inappropriée, qui consista à envahir l'Irak et à détruire l'Etat irakien – et qui fut un continuum de l'action entreprise lors de la première guerre du Golfe après laquelle l'Irak avait dû subir un blocus extrêmement dur – a déclenché une terrible guerre civile et surtout offrit sur un plateau les populations sunnites de l'ouest irakien à Al Qaida d'abord puis ensuite à Daech quand les Américains se retirèrent de l'Irak en 2011. «On comprend que c'est la version salafiste dérivée du wahhabisme qui a pris le dessus dans la quasi-totalité du monde musulman : il y a beaucoup d'argent qui permet de financer mosquées, madrasas et imams». Il n'est pas douteux que le fondamentalisme religieux ait pris le dessus dans le monde musulman à partir de 1979 sur le courant moderniste de la «Nahda». L'ayatollah Khomeini, l'occupation des lieux saints de la Mecque par des wahhabites extrémistes et le djihad afghan à travers lequel l'Arabie saoudite s'est purgée de ces éléments les plus extrémistes sont les manifestations de ce tournant. Les djihadistes revinrent après la guerre du Golfe car ils étaient très mécontents de la présence de troupes américaines sur le territoire du pays protecteur des deux mosquées. Eclata alors ce djihad planétaire suivi du djihad territorialisé de Daech que le théoricien syrien du djihad Al-Suri qualifie de djihad réticulaire (Ndlr, organisé en forme de réseaux), comme l'explique très bien Gilles Kepel. Pour des raisons géopolitiques plus vastes, notamment le basculement du centre de gravité du monde arabe vers les pétromonarchies du Golfe à la suite des chocs pétroliers, on comprend que c'est la version salafiste dérivée du wahhabisme qui a pris le dessus dans la quasi-totalité du monde musulman : il y a beaucoup d'argent qui permet de financer mosquées, madrasas et imams. L'influence des pays du Golfe est devenue sans commune mesure avec ce qu'elle était auparavant. Dans le même temps, l'Arabie saoudite exporte un salafisme qui peut être quiétiste dans un premier temps mais qui peut aussi servir de terreau au terrorisme djihadiste. Je n'oppose donc pas ces deux thèses. Je les complète en les unissant parce que je ne comprends pas très bien pourquoi on en ferait deux grilles de lecture concurrentes. Elles sont complémentaires.