Photo : Zoheïr De notre correspondant à Annaba Mohamed Rahmani La crise financière mondiale qui a terrassé les plus grandes entreprises et mis au chômage des centaines de milliers de travailleurs à travers le monde a provoqué la paupérisation de pans entiers des sociétés occidentales et de celles d'autres régions. Celles-ci sont directement ou indirectement touchées par la crise que ce soit par l'exportation de matières premières ou de l'énergie dont les prix ont dégringolé du fait de la baisse de la demande ou par l'importation de produits de première nécessité ou d'équipements qui ont connu une augmentation. Cette situation a eu des effets très négatifs sur les différents programmes lancés par les pays en voie de développement dont les recettes s'appuient essentiellement sur la vente du pétrole, du gaz et des matières premières en général. Les gouvernements de ces pays ont adopté des politiques d'austérité incluant des mesures drastiques qui se sont répercutées sur le simple citoyen pris dans cet engrenage infernal auquel il ne peut échapper. Ouvriers mis au chômage, prestataires de services se retrouvant sans plans de charge, projets revus à la baisse et surtout augmentation fulgurante des produits de première nécessité, particulièrement ceux importés. On se contente des produits de première nécessité L'érosion du pouvoir d'achat des ménages connaît une courbe ascendante, les salaires versés ne tiennent tout au plus que 2 semaines même si l'on économise sur tout ; pour le reste du mois, c'est la galère et on essaye de tenir le coup tant bien que mal. Les familles modestes peinent à boucler leurs fins de mois, certaines ont recours au prêt sur gages ou s'adressent à des amis pour emprunter de l'argent ou encore achètent à crédit auprès de l'épicier du coin en attendant des jours meilleurs. Ces «solutions» provisoires qui tiennent du bricolage et du rafistolage ne résisteront pas longtemps et la situation s'aggravera certainement si la crise mondiale persiste ; cela débouchera sur des manifestations de rues avec son lot de violences dont le pays n'a vraiment pas besoin. La cherté des produits alimentaires a fait que certains ménages préfèrent désormais se passer de certains produits qu'ils jugeaient déjà, «aux temps fastes» comme étant au second plan et qui, aujourd'hui, sont très prisés. Au niveau des superettes et des épiceries, les haricots secs, plat du pauvre, «trônent» à 130 DA le kg alors qu'ils faisaient il n'y a pas si longtemps entre 60 et 70 DA, presque le double de leur prix ; ces produits dont les prix varient selon les qualités sont importés de la lointaine Argentine, passant par des dizaines d'intermédiaires qui prennent au passage leurs marges bénéficiaires et arrivent sur le marché national, chez le détaillant avec ces prix prohibitifs. Les lentilles, importées du Canada, un autre produit consommé par l'Algérien, sont cédées à 90 DA le kg, ce qui est excessif, ces graines comestibles qui étaient à la portée de tous et dont le prix ne dépassait pas les 50 DA ne le sont plus de nos jours. Les pois chiches, cette graine très nourrissante, répandue dans les milieux populaires, et dont le kg coûtait entre 70 et 80 DA a pris son envol pour planer à 130 DA le kg. Ces produits pour ne citer que ceux-là et qui constituent l'essentiel des habitudes alimentaires des ménages algériens de modeste condition sont devenus presque inabordables et ne sont plus consommés comme avant. En attendant que l'orage passe… Au niveau du marché El Hattab à Annaba, lieu très fréquenté par les ménagères, une femme d'âge moyen, le couffin vide à la main, nous confie : «On n'arrive plus à tenir le coup, cela fait près d'1 heure que je tourne en rond et comme vous le voyez, mon couffin est vide, les prix sont exorbitants, je ne peux même pas acheter l'essentiel avec ces 500 malheureux dinars, la pomme de terre, vous l'avez certainement remarqué, est à 70 DA, c'est le plat que nous consommons tous quotidiennement, j'ai une famille de 6 personnes à nourrir, 1 kg ne suffit pas et je dois me rabattre sur autre chose. Faire des haricots, c'est encore plus cher, je ne sais vraiment pas quoi faire, un couscous peut-être mais cela demande encore plus de dépenses avec tous les légumes qu'il faut. Ajoutez à cela un ‘‘brin'' de viande à 800 DA le kg –c'est à demander quelques grammes-, cela fera au moins 1 000 DA, c'est vraiment impossible.» Comme pour montrer son impuissance face à cette situation insurmontable avec sa maigre bourse, elle écarte les mains avec un regard exprimant tout son désespoir. Interrogé sur son pouvoir d'achat en ces temps de crise, un fonctionnaire rencontré à la sortie d'une administration nous répondit : «Avec les 18 000 DA que je touche par mois, comment peut-on vivre ? Ce n'est pas possible, les prix ont doublé et parfois certains produits ont presque triplé alors que mon salaire n'a pas bougé, bien au contraire. Il m'arrive de m'absenter pour des raisons familiales et je vois mon salaire dérisoire réduit de 1 000 à 1 200 DA, je suis étouffé, je ne peux plus m'en sortir. J'ai une famille de 7 personnes à nourrir et je suis obligé de recourir à des emprunts auprès de mes relations, des prêts que je ne rembourse pas la plupart du temps parce que je ne le peux pas. J'ai 2 enfants en âge de travailler et ils sont tous les 2 au chômage, ils se débrouillent comme ils peuvent pour survivre, l'un des 2 tient une ‘‘table de cigarettes'' dans la rue et l'autre revend à la sauvette de petits articles au niveau du marché El Hattab. Mes fins de mois, ou plutôt mes débuts de mois et tout le mois, c'est la misère, il y a des fois où on ne mange presque pas le soir à la maison. Je préfère personnellement m'abstenir pour laisser ce qu'il y a à mes enfants. C'est la triste vérité, je n'invente rien ; si je prends mon salaire et le consacre uniquement à l'alimentation, il ne tiendrait pas 10 jours, il restera, en plus, les factures d'électricité, de gaz et le loyer sans compter les dépenses de santé et les différentes fêtes religieuses (et il y en a beaucoup). Cela devient invivable, cela tient du miracle si on arrive à survivre ; alors parler de pouvoir d'achat, c'est comme si vous parliez d'enfants à une femme stérile.» Plein d'amertume, l'homme repartit en gesticulant. Au niveau de la cité Safsaf, un vieux retraité attablé dans un café, un journal à la main, et avec lequel nous avons évoqué le sujet nous déclare avec un sourire plein d'ironie : «Ça existe encore dans notre pays le pouvoir d'achat ? Parler de cela signifie que, d'un côté, vous avez un salaire plus ou moins décent qui peut vous mettre à l'abri du besoin et évaluer les prix pratiqués pour arriver à situer ce pouvoir, or, chez nous à proprement parler, on ne peut plus parler de salaire, c'est tout juste une ‘‘prime'' qu'on vous accorde, juste de quoi ne pas crever de faim –et parfois c'est le cas même avec cette fameuse prime- j'ai travaillé toute ma vie et je me retrouve aujourd'hui avec une retraite de 12 000 DA par mois, vous imaginez le ‘‘pouvoir d'achat'' de cette somme ? Je vous l'avoue, je préfère ne pas les avoir quand je me rappelle tous les services que j'ai rendus à ce pays. Que peuvent ces 12 000 DA face à tous mes besoins et ceux de ma famille ? S'il n'y avait pas mes enfants, il y a longtemps que j'aurais rejoint les foyers pour personnes âgées ; ma dignité s'en serait ressentie et peut-être que j'aurais commis un acte répréhensible. A la fin de ma vie, au lieu de vivre décemment avec mes propres moyens, j'en suis réduit à être pris en charge par mes enfants. Et ceux qui n'en ont pas, alors, comment font-ils ? Il faut aller le leur demander et vous verrez de vos propres yeux toute la misère dans laquelle ils se débattent. La crise, elle est partout mais elle frappe durement les retraités, ceux qui ont aidé ce pays au moment où il en avait vraiment besoin.» Le vieil homme se tut brusquement, signifiant que le sujet était clos. Le «marché» dans les poubelles Du côté du marché couvert, quelques femmes emmitouflées dans leurs «m'layate» ramassent dans de grandes poubelles des légumes pourris qu'elles nettoient et qu'elles mettent dans des sachets avant de repartir très vite de peur d'être reconnues par des voisins. Les citoyens dont le pouvoir d'achat a beaucoup régressé essayent de survivre malgré tout, attendant que l'orage passe. Entre-temps, pour manger ou s'habiller, on se rabat sur les produits de très mauvaise qualité parce que les prix pratiqués sont abordables. Pour preuve, le marché de la fripe est très florissant à Annaba, ce type de boutique pullule et ne désemplit pas, le pouvoir d'achat trouve sa propre «régulation» dans… la fripe.