Baki s'en est allé. Non comme il est venu, mais comme il a vécu : avec la rage, une rage entretenue, contre l'injustice, contre toute forme d'injustice. Entretenue, cette rage l'entretenait aussi, entretenait sa capacité à s'émouvoir et à s'émerveiller. C'était là sa singularité qui le distinguait de la grande majorité de nous autres, intellectuels et artistes maghrébins de France, portés trop souvent sur le dénigrement et la critique stérile, donc sans générosité. Baki était la générosité même : en écrivant cela, j'ai conscience d'user d'une formule toute faite, et pourtant ! Ses coups de gueule, fréquents (parce que les raisons d'indignation sont encore plus fréquentes), ses coups de gueule portaient une signature : celle d'un homme entier, intègre. Avec les défauts de l'intégrité et, en premier lieu, celui de ne pas supporter la langue de bois. Or, de nos jours, la langue de bois est devenue la norme, et celui qui se refuse à la norme est considéré comme anormal. Baki était donc a-normal, dans ce sens, oui. Entier, généreux, a-normal, Baki avait ses faiblesses. L'une d'elles l'occupait ailleurs, loin de Paris et de ses intellectuelles futilités : il avait mal, très mal à la Palestine. La dernière fois que je l'ai eu au téléphone, depuis ma retraite où je travaille à mon prochain livre, il avait hurlé de sa voix de furie, comme s'il me prenait à témoin, alors que nous étions à 300 km l'un de l'autre : «Salah ! Tu te rends compte, je suis en train de m'accrocher avec des imbéciles d'intellos devant l'Ecole des hautes études, et que j'ai surpris en train de soutenir mordicus que le Hamas n'est qu'un mouvement de lâches terroristes qui se cachent derrière un bouclier humain ! Tu te rends compte ! Des universitaires qui reprennent la propagande d'Israël ! Et qui oublient que ce qu'ils appellent “bouclier humain” c'est tout un peuple, le peuple de Ghaza, un million et demi d'hommes, de femmes et d'enfants réduits à la misère par un boycott criminel. Mais qui sont les terroristes dans cette histoire ? Qui sème la terreur ?» C'était la dernière colère que j'entendais de sa bouche. Ainsi, Baki s'en allé. Ainsi, il faut le dire ce mot indicible : Baki est mort. Et j'ai pensé à la chanson de Renaud, sur la mort de Coluche : Putain de camion !… Oui, «putain de camion», comme celui qui, un mois de mars aussi (1980), avait renversé Roland Barthes alors qu'il sortait du Collège de France, «putain de camion» que celui qui nous a enlevé un ami si précieux, dans une rue de Paris. C'était le lundi 23 mars 2009. Il avait tant de projets, tant d'espérances ! Mais quoi, Baki est mort ? Je vous dirai ce qu'un ami du grand Nazim Hikmet avait crié en apprenant la mort du poète turc : «Nazim, mort !? Allez savoir ce que Nazim est capable de faire de la mort elle-même !». Moi, je sais ce que Baki est capable de faire de la mort elle-même : il lui fera faire du théâtre, oui, il la fera monter sur scène, sur la scène de l'ONU, pour lui faire jouer le martyre des enfants de Ghaza, à guichets fermés, tous les soirs, jusqu'à ce que vie s'ensuive. Jusqu'à ce que vive la Palestine. Et que, d'une manière ou d'une autre, revive l'ami Baki. S. G. * Ecrivain Dernier ouvrage : Dictionnaire des mots français d'origine arabe (Seuil, 2007). A paraître : Israël et son prochain (novembre 2009). à propos de la pièce le Pain de Abdelkader Alloula «Le Pain de Abdelkader Alloula s'inscrit dans le prolongement naturel de mon parcours au théâtre : Un enfant dans la guerre de Saïd Ferdi, la Question d'Henri Alleg, Noces à Tipaza d'Albert Camus, le Cadavre encerclé de Kateb Yacine, Lettres d'Algérie… Les textes que j'ai mis en scène jusqu'à maintenant ont tous un rapport étroit avec l'Algérie. Je ressens un besoin de parler de la tragédie de l'Algérie qui ne me quitte pas. A la barbarie vécue pendant la guerre d'indépendance a succédé une courte période d'espoir, et puis une nouvelle terreur s'est installée qui culmine avec les violences intégristes. Ce que le Pain met à découvert : la misère, la corruption, la langue de bois, le délabrement de l'école, c'est l'origine même de ces violences. Ecrite à la fin des années soixante, cette pièce résonne comme un avertissement. Elle montre en action la solidarité, la générosité, l'espoir de balayer la misère et de construire un avenir ouvert, elle montre aussi le mur inébranlable dressé par le pouvoir qui fait obstacle à tous ces élans. Abdelkader Alloula souligne également, de façon répétée, l'utilisation dévoyée de la religion à des fins de pouvoir. Dans le contexte d'aujourd'hui, le Pain me paraît une pièce très importante, une manière d'essayer de comprendre et de partager nos inquiétudes. Elle doit aussi jouer comme une sonnette d'alarme pour dire l'égoïsme des pays riches, l'absence de solidarité et l'approfondissement des inégalités sociales.» Baki Boumaza (Compagnie Hippone Théâtre). Baki Boumaza a dénoncé la guerre contre l'Irak Baki Boumaza, qui était à Brno, Moravie du Sud, en mars 2003, dans le cadre du Festival du théâtre francophone de lycée où il avait présenté son adaptation de Noces à Tipasa, n'a pu réfréner sa soif de justice et de liberté en protestant, au micro d'une journaliste, avec véhémence, contre la guerre en Irak : «Ces textes-là font partie de ma Bible […] Ce qui me fascine, c'est la révolte. Moi, je suis un homme révolté aussi. En plus, quand je lis ça, je sens les odeurs de la Méditerranée […] Quand on voit le spectacle, on a des odeurs, des parfums, des couleurs […] En même temps, ces textes sont d'une grande actualité par rapport à l'arrogance de Bush. L'Algérie a souffert de l'occupation française, la France a été envahie et meurtrie par le nazisme, comme vous, vous étiez occupés en Europe de l'Est. Et c'est impensable aujourd'hui que l'Amérique occupe un pays et massacre des femmes et des enfants […] Les Etats-Unis et les pays qui les suivent portent une lourde responsabilité ! Cette guerre va diviser le monde arabe, le monde musulman entre l'Occident, entre la chrétienté et l'islam. Cette guerre est inutile, elle est fasciste et nazie […]. Hussein n'est pas le seul […] Il faut simplement isoler les gens comme lui […] Quant à la dictature […] regardez les intégristes en Algérie. Je n'aimerais aucune intervention dans mon pays, c'est à moi de me battre contre eux ou contre les régimes en place. Il y a le Pakistan ou l'Israël qui représentent un réel danger. Cette guerre va ouvrir des portes à de jeunes intégristes. Eux, comme les talibans, sont en train de recruter des milliers d'enfants ! L'avenir est sombre […] Nous aurons, dans nos pays musulmans, des millions d'intégristes, de kamikazes qui vont tuer le mec qui parle français, qui vont tuer des gens qui boivent du vin […].» Biographie de Baki Boumaza Baki Boumaza, né en Algérie, a trouvé la mort à Paris, le lundi 23 mars dernier, renversé par un camion alors qu'il roulait en velib. Après des études de droit et une formation de journaliste, il s'initie au théâtre à Lausanne où il signe, en 1978, sa première mise en scène, Zoo Story d'Edward Albee. Poursuivant sa carrière en Suisse, il monte des auteurs proches de l'Algérie comme Saïd Ferdi, Abdelkader Alloula, Henri Alleg, Kateb Yacine ou Albert Camus. En même temps, il est l'assistant de Philippe Mentha, de Martine Paschoud, d'Hervé Laichemol, de François Rochaix, de Mathias Langhoff et du Manfred Karge. Bientôt, ses recherches l'amènent à s'installer en France où il collabore avec Jacques Rosner, Antoine Vitez et Roger Planchon. Il crée en 1997 sa compagnie, la compagnie Hippone Théâtre. Dernièrement, il a mis en scène Lettres d'Algérie au Petit Odéon, d'après des lettres de la vie quotidienne publiées dans le Monde en 1997. Plus récemment, avant sa résidence de trois mois au Mali (où il a créé une pièce avec et pour de jeunes amateurs), il a monté Albert Camus (Noces à Tipaza), et tourné à travers de nombreux pays, notamment pour des instituts culturels français.