Le procès Jeanson constitua un moment clé de la vie du réseau des porteurs des valises du FLN. De la vie organique certainement. L'arrestation de membres du réseau obligeait, naturellement, les autres membres à plus de vigilance et de soucis, d'autant qu'Hélène Cuénat, assistante directe de Francis Jeanson faisait partie des militants ou sympathisants arrêtés. Jeanson avait échappé au coup de filet. Avec l'art de Kaminski -ancien résistant à l'occupation allemande, chimiste et photographe, artiste de faux documents et de la débrouille technique, as de la clandestinité- il pouvait avoir de faux papiers plus convaincants que les vrais. Kamenski en avait fourni, à profusion, aux responsables et militants de la fédération de France du FLN. L'ombre de Jeanson devait donc planer dans les audiences du Tribunal permanent des forces armées de Paris qui s'ouvrait le 5 septembre 1960. L'ombre de Jeanson Marcel Péju présente le déroulement de ce procès par la publication de ses minutes. En deux préfaces lumineuses, celle de janvier 1961 et celle de la réédition de l'ouvrage en 2002, Marcel Péju situe les enjeux de ce procès. A elles seules, ces préfaces valent le prix du livre aujourd'hui publié par Casbah Editions et disponible à Alger. Marcel Péju connaissait bien Jeanson, gérant de la revue Les Temps Modernes dans laquelle il publiait des articles. C'est dans l'un de ses textes publié dans cette revue qu'il qualifiât la gauche française de «gauche respectueuse» pour expliquer son attitude timorée sur la question algérienne, formule originale mais significative que nous rappelle la formule actuelle «gauche molle». En une phrase, Marcle Péju énonce l'essentiel : la gauche française la plus radicale -dont le Parti communiste- «réclamait la paix en Algérie» quand la bonne question était celle de l'indépendance. On comprend qu'au bout de six années d'une sale guerre -appelée pudiquement et faussement opérations de pacification ou les événements d'Algérie- la question de la paix ne pouvait se poser sans celle de l'indépendance. Mais alors que le général de Gaulle changeait de discours et commençait à admettre l'idée d'un droit à l'autodétermination, la gauche en restait au slogan d'une paix abstraite sans en concevoir la condition essentielle : l'indépendance. Marcel Péju restitue le climat de haine déclenché et entretenu par la presse de droite et par les groupes fascistes et Algérie française à l'endroit des accusés. A leurs yeux, le procès devait établir la trahison de Français accusés de porter atteinte à la sécurité intérieure et extérieure de l'Etat. Elle avait donné un avant-goût de ce que devait être le réquisitoire de l'opinion publique en parallèle au réquisitoire du commissaire général représentant le gouvernement : on jugeait des Français «qui tiraient dans le dos» des appelés du contingent, des soldats français en opération en Algérie. La gauche, elle, souhaitait un procès «digne» dans lequel les accusés pouvaient défendre leurs motivations personnelles. Un procès qui permettrait de comprendre les motivations de l'engagement de ces Français, jeunes ou moins jeunes, dans l'action clandestine de soutien au FLN. En somme, un procès centré sur la psychologie des accusés, sur leurs vies personnelles, qui auraient pu expliquer et justifier leur entrée dans l'action illégale. Accusés et défenseurs agiront autrement. Ils mèneront pied à pied une bataille qui va obliger la cour à prolonger le procès que cette droite pensait rapide et sans «bavures» politiques. Le livre retrace cette bataille car c'en est véritablement une. Jamais je n'aurai pensé que des minutes d'un procès puissent autant retenir l'attention du lecteur, susciter sa passion et provoquer en lui tant d'émotion. Ce livre se lit exactement comme le récit d'une bataille, avec les aléas d'une issue incertaine entre une accusation et un tribunal qui pensaient tenir leur affaire. Les choses étaient claires, non ? Voilà des Français qui soutenaient une organisation «terroriste» qui cherchait à soustraire à l'autorité de la République française une partie de son territoire. Non, ce n'était pas clair ! Dans le box se trouvent Haddad Hamada, Ould Younès, Hannoun Saïd, Aliane Hamimi, Daksi Allaoua, Hélène Cuénat, France Binard, Jean Claude Paupert, Gérard Meïer, Micheline Pouteau, Jacqueline Carré, Jacques Rispal, Janine Cahen, Jacques Trébouta, Odette Huteller, Paul Crauchet, André Thorebnt, Georges Berger, Yvonne Rispal, Denise Barrat, Lounis Brahimi. Les accusés en fuite s'appellent Francis Jeanson, Danielle Sarret, Cécile Regagnon et Jacques Vignes. Les militants du FLN ne reconnaissent pas les juridictions françaises et refusent en général de répondre aux questions de la cour. Ils déclarent ne reconnaître que la légalité du Gouvernement provisoire de la République algérienne et se considèrent prisonniers de guerre. Mais, exceptionnellement, ils parleront devant un tribunal militaire car, pour la première fois, des détenus algériens comparaissent avec des détenus français dans le cadre d'une même affaire. Les détenus français parlent naturellement. Ils sont face à un tribunal français, un tribunal de leur pays. Car ils se considèrent Français et c'est en tant que Français qu'ils ont agi. La bataille de la procédure Bien que fortement limités, les droits de la défense reposent quand même sur des textes et des procédures. Les avocats, dont les plus célèbres, sont Gisèle Halimi -qui se récuse au sixième jour parce qu'elle estime que la bataille de procédure menée par ses pairs ne permet plus la dignité du procès- Oussedik, Vergès et Roland Dumas et vont d'abord se battre sur le plan de la procédure. Pas à pas, point par point, ils vont faire admettre à la cour le respect de chacune des possibilités offertes par cette procédure. A chaque instant ils vont se battre pour que le moindre droit des accusés soit respecté et que toutes les possibilités de manifestation de la vérité soient explorées comme la présence des témoins dont ils démontrent la nécessaire présence : celle des intellectuels, des signataires de «la déclaration des 121» ou celle des officiers de la DST, de l'armée, de ministres. Cette bataille de procédure va durer plus d'une semaine. Elle apparaît à la gauche, respectueuse en général, peu élégante, chicanière, fuyant le débat et la manifestation de la vérité, pas assez philosophique etc. Pour la presse de droite cette bataille est procédurière, inutile, insultante pour le tribunal et, somme toute, transforme la salle d'audience en pétaudière. Cette bataille de procédure est passionnante. Je vous en donne un seul exemple, le premier dans le livre : Aliane Hamimi parle l'arabe classique et ne comprend pas l'arabe dialectal. Maîtres Oussedik et Vergès vont réclamer ce que la justice et la procédure exigent : l'accusé doit comprendre ce qu'on attend de lui et ce qu'on lui reproche. Or, l'interprète présent ne connaît pas l'arabe classique et ne parvient pas à traduire et encore moins à communiquer avec Aliane. Sur le plan juridique, la position de la défense est imparable ou alors le procès tourne à la parodie alors que le gouvernement avait besoin d'un procès convaincant. Se battre pour que Aliane puisse comprendre le procès et se faire entendre était un minimum. En réalité, les défenseurs étaient en train de prouver que le tribunal ne connaissait que peu de choses aux réalités algériennes et qu'on jugeait non un Français mais un Algérien. C'était faire la preuve d'une réalité algérienne bien lointaine de la fiction juridique du Français musulman. Sur le champ, cette bataille de procédure ne donnait pas cette impression d'un débat de fond. Elle l'était en réalité. La défense multipliait ces batailles qui lui permettaient, point par point, de démonter les bases cachées du procès, les attendus qui semblaient évidents mais qui en fait ne l'étaient pas. Cette bataille de procédure consistait en réalité à ouvrir le plus d'espace possible au débat sur le vrai fond et pas seulement sur un encadrement des faits délimité par les arrêts de renvoi. Le tribunal pouvait-il qualifier de traîtres ces Français s'il niait le caractère de guerre aux «événements» d'Algérie ? Or, la loi est claire en France : la qualification de traîtrise ne peut se formuler qu'en temps de guerre. Pouvait-on qualifier les faits d'atteinte à la sécurité extérieure de l'Etat si l'Algérie était un département français ? Petit à petit, le procès Jeanson se transforma en procès de la guerre d'Algérie puis en procès du colonialisme. Du légal au légitime Les défenseurs vont restituer le vrai caractère de la guerre d'Algérie : une sale guerre avec les tortures, les exécutions sommaires, le bombardement des villages etc. Des Français étaient-ils en droit de refuser de soutenir cette guerre, de refuser d'obéir puis de rentrer en dissidence et lutte contre elle ? Il est impossible et inutile de rendre tout le livre. Il faudrait écrire autant de pages que j'en ai lu car, pas un passage, pas une phrase ne peut en être résumée. Ce fut une bataille menée avec une intelligence tactique remarquable de la part des défenseurs. Réussir à donner une tribune à quelques signataires parmi les 121, appeler à la barre des résistants français à l'occupation nazie, qui montrent la continuité de principe entre la résistance française et la lutte des Algériens et la qualification de patriotes pour ces derniers, constater le refus des officiers de la DST, de l'armée et de ministres de témoigner et de contribuer à la manifestation de la vérité, tout cela donnait du poids à la thèse de la défense. L'action était illégale peut-être mais légitime, car elle consistait à défendre la France elle-même contre sa prise en otage par les colons puis par les généraux factieux. Le soutien au FLN devenait un devoir national. Le général de Gaulle lui-même devenait la preuve par l'exemple du devoir de dissidence et de désobéissance, puisqu'il fut condamné à mort pour désertion et trahison. Les interventions des avocats sont des moments forts. Ce sont même des morceaux d'anthologie. Il suffit qu'il ait pu ramener le débat sur la guerre d'Algérie, de transformer le procès Jeanson en procès de cette guerre et de rendre légitime et souhaitablele soutien au FLN. D'en faire un devoir car de cette guerre naissait la conjonction des fascistes et des colons, des fascistes et de l'Algérie française. Naissait une menace sur la République elle-même. Le procès Jeanson aura libéré les énergies des Français qui ne trouvaient pas encore la voie et les mots pour désobéir. Il détruit la bonne conscience de cette gauche respectueuse : celle du ni-ni. Ni torture ni terrorisme. Ouvert le 5 septembre1960 et prévu pour être rapide, le procès s'est achevé le 1er octobre dans une incroyable atmosphère d'hostilité avec les pressions fascistes et des menaces auxquelles l'assassinat tout récent de maître Aoudia donnait tout le sérieux des dangers courus par les avocats. Cette importance du procès sera capitale sur la mobilisation des courants de plus en plis larges de l'opinion française. Ce procès montre aussi le courage exceptionnel, les convictions tranquilles et profondes de ces Français qui entendaient mettre la République face à ses principes et qui savaient «qu'un peuple qui en subjugue un autre ne saurait être libre». M. B.