Francis Jeanson vit ses dernières heures. Malheureusement, notre jeunesse en général et notre jeunesse universitaire en particulier ignorent le nom de Francis Jeanson et le rôle qu'il a joué durant la guerre de libération et sa contribution décisive dans le soutien à la Fédération de France du FLN. Pour rappel, il a été le fondateur du réseau des porteurs de valises du FLN et y a attiré parmi les plus grands noms d'intellectuels, d'artistes et de militants français, dont Henri Curiel, Hélène Cuénat, Jacques Charby, Georges Arnaud, Daniel Campagno, le père Davezies, etc. réseau qui aurait mobilisé jusqu'à 4 000 membres, selon certains historiens. Jeanson n'a pas constitué ce réseau sous l'effet d'une impulsion. Son engagement dans la guerre de libération reposait sur des précédents militants et des bases philosophiques. Et il reste important de bien les connaître pour comprendre les positions des intellectuels français à l'endroit de la révolution algérienne parmi ceux qui l'ont soutenue comme Sartre, ignorée comme Camus ou s'y sont opposés. La haute figure de Jeanson est la plus connue de l'Autre France, la France minoritaire mais qui existait et agissait. Chacun peut imaginer l'ampleur des difficultés psychologiques, politiques et idéologiques qu'ont supportées ces militants dans un climat d'hostilité. Ils ont subi les quolibets, les accusations de traîtrise et d'atteinte à l'Etat. Et ces difficultés devraient ajouter, à notre sens, du prix et de la valeur à cet engagement. Il est hors de doute que notre révolution se serait grandie à le reconnaître –reconnaissance à tous les peuples, tous les sympathisants et les amis de notre révolution. Et Francis Jeanson était plus qu'un sympathisant, plus qu'un compagnon. Il était un participant de cette révolution et un frère dans son action et ses souffrances. Le philosophe Francis Jeanson est né en 1922. En 1943, à 21 ans, il rejoint les Forces françaises libres en s'évadant de France par l'Espagne où il subira des conditions effroyables d'internement dans deux camps. Il rejoindra l'Algérie par le Maroc. Il ne demandera aucune reconnaissance pour ces faits. Après la défaite du nazisme, il continuera son action par un engagement pour la libération des peuples colonisés et pour la classe ouvrière. Il s'opposera à Camus et à sa thèse que toute révolution débouche sur la négation des libertés. La position de Camus condamnait toute révolution alors que Jeanson soutenait le projet de ces révolutions, notamment les guerres de libération au moment où, en Indochine, la guerre de libération inaugurait l'ère de la décolonisation. Sartre interviendra dans cette célèbre controverse en assénant à Camus qui voulait garder ses mains propres : «Avoir des mains propres, c'est ne pas avoir de mains.» La théorie libératrice de Jeanson reposait sur l'existentialisme de J.-P. Sartre que l'opprimé recouvrait son humanité dans le processus même de la lutte contre l'oppresseur et son état. Jeanson a été choqué par le racisme des colons en Algérie alors qu'il parlait de la boucherie du 8 mai 1945 comme s'il avait tué des cloportes. Dès le déclenchement de la guerre, il se précipite en Algérie avec sa femme Colette. Ils publieront ensemble en 1955 l'Algérie hors la loi qui a provoqué que tempête intellectuelle et politique. Ils publieront par la suite Notre guerre en 1960 et la Révolution algérienne, problèmes et perspectives, en 1962. Il ne tardera pas à entrer en contact avec la révolution par Louanchi, puis Boudaoud et ensuite Ali Haroun. Il en octobre 1957 crée le réseau qui avait pour mission le transport des personnes et de l'argent, la fabrication de fausses pièces d'identité, l'hébergement des responsables ou des réunions, etc. Le procès Jeanson, en septembre 1960, coïncidera avec le fameux appel des 121. Que Jeanson trouve dans ce modeste texte l'expression de la reconnaissance de ses deux signataires. Sans aucun doute, d'autres Algériens –intellectuels ou moudjahidine– portent dans leur cœur la même reconnaissance avec l'espoir que l'Etat né de la guerre de libération s'éveille au devoir de mémoire et de reconnaissance pour tous ceux qui nous ont soutenus et au devoir de faire connaître leurs noms, leurs actions et les bases philosophiques qui les ont menés vers nous en particulier par l'aménagement des programmes scolaires et universitaires. Est-il concevable que nos étudiants continuent à ignorer l'œuvre et la pensée de Fanon ou de Jeanson ? M. B. & M. M.* * Enseignant en sociologie, directeur éditorial aux éditions Casbah