Photo : S. Zoheir De notre correspondant à Annaba Mohamed Rahmani «Un champ, si fertile soit-il , ne peut être productif sans culture, et c'est la même chose pour l'humain sans enseignement.» (Cicéron Tusculanes, II, 13). A Annaba, dans cet environnement hostile où l'intellectuel, l'homme de lettres ou l'artiste n'ont plus droit de cité, on est amené à croire que la culture est devenue, aujourd'hui, un concept démodé et inutile auquel s'accrochent encore quelques inconditionnels issus de générations en voie d'extinction. De nos jours, le mot culture (au vieux sens du terme) est honni, voire assimilé à une naïveté, à une sorte d'anachronisme dans une époque où le respect et la considération se mesurent à l'aune de la richesse matérielle. Pour ceux qui ont attrapé le «virus» de la culture, ceux qui sont «tombés dedans tout petits», «se mettre au diapason» et adopter les «nouvelles valeurs» qui sont en vogue, reviennent à renier leurs classiques, leurs milliers d'heures de lecture, leurs voyages sur place à travers un texte, le plaisir de découvrir et de se découvrir et, donc, tout remettre en question. C'est une sorte de déphasage par rapport à une triste réalité qui a exclu toute forme de culture, ne lui concédant qu'occasionnellement quelquetemps dans des espaces limités. Les structures dites culturelles censées être des espaces d'expression intellectuelle et artistique sont là juste pour la figuration et les dénominations pompeuses telles que «palais de la culture», «maison de la culture», «théâtre régional», «bibliothèque centrale» n'y changent rien. La plupart du temps, ces espaces servent aux réunions et aux meetings politiques de partis qui n'ont rien à voir avec la culture et dont les discours ne l'évoquent que pour la réduire à une doctrine ou à une idéologie assassine.Les mordus de culture, eux, dans leur soif de savoir et de connaissance dans cette «quête du Graal» littéraire et artistique au milieu d'un vide désolé et désolant, retournent à leurs vieux livres pour y retrouver leurs anciennes lectures et un réconfort qui les rassure. Cette génération, ces rats de bibliothèque comme on dit, tient encore contre vents et marées et se débrouille toujours pour se cultiver. Chez les bouquinistes aux livres jaunis et oussiéreux, ils sont là à feuilleter quelque ouvrage qu'ils retirent avec amour de sous une pile posée à même le sol. Des livres déjà lus mais qu'on veut encore relire pour éprouver les mêmes sensations et les mêmes plaisirs et peut-être même découvrir des sens cachés qui leur avaient échappé dans le temps. D'autres se déplacent pour aller dans les bibliothèques rechercher un livre qu'ils n'ont pas lu et découvrent avec étonnement que celles-ci sont aux trois quarts vides et ne passionnent plus personne. Le livre est, aujourd'hui, dépassé et remplacé par l'Internet qui trône et qui a supplanté ces trois dernières années tous les autres supports scientifiques et culturels. Dans les cybercafés, il y a foule ; les accros de cette lucarne ouverte sur le monde pianotent sur les claviers. On recherche une information, une documentation, on consulte sa boîte, on envoie un e-mail, on chatte ou on télécharge un film ou une chanson et c'est à peu près tout. Une culture à l'emporte-pièce, une sorte de télégraphe résumé en quelques mots sans aucune valeur littéraire ou artistique. Le côté pratique a tout tué et n'a laissé aucune place à l'imagination, au rêve et à cet agencement de mots qui crée du sens et qui aiguise les sens. Tout est aseptisé, stérilisé, standardisé et distribué pour tous. Le livre de chevet n'existe plus ; ces pages encornées pliées à la hâte parce qu'on est emporté par le sommeil ne sont plus, c'est plutôt la télécommande et le flash disque qui sont, aujourd'hui, les compagnons inséparables de cette nouvelle forme de culture «express». Pour les cinéphiles, c'est un vrai drame, une catastrophe qui dure depuis plus d'une vingtaine d'années. Les salles obscures ont fermé les unes après les autres et ont disparu du décor. Le grand écran blanc, ces fauteuils alignés, ces balcons pleins à craquer, ces placeuses avec leurs lampes électriques et le silence qui se fait à la projection d'un film, tout cela fait partie du passé, un passé chargé de bons souvenirs et de soirées qui regorgent de culture cinématographique. Aujourd'hui, on se rabat sur les deux seuls espaces qui tiennent encore : la cinémathèque et le Centre culturel français qui «persistent» et tiennent malgré tout en projetant des films qui n'attirent pas vraiment beaucoup de monde. Il faut dire que le cinéma a disparu du paysage culturel à Annaba et les jeunes générations ne savent plus ce que c'est, à part les projections vidéo de navets qui font l'apologie de la violence ou les mauvais films égyptiens qu'on passe à la télé. Les rescapés de ce massacre des esprits essayent de survivre en louant ou en achetant des DVD dans les vidéothèques, en choisissant parmi la multitude de films proposés quelque réalisation digne de ce nom. Mais la plupart du temps, ces produits sont de très mauvaise qualité ; son et image sont altérés et la langue utilisée est incompréhensible pour la majorité. D'autres se débrouillent pour acheter des abonnements sur des chaînes étrangères pour s'informer sur ce qui se passe ou se cultiver à travers les différentes émissions proposées. Pour le théâtre à Annaba, il faudrait une pièce jouée par des personnages authentiques pour comprendre ce qui est arrivé à cet art millénaire. La structure presque toujours fermée n'ouvre ses portes qu'à l'occasion de réunions, d'expositions, de conférences ou de meetings politiques où les discours enflammés font peu honneur aux répliques des acteurs dont les échos couvrent les murs et les planches, et qui sont là figées dans le temps, observant ces entités intruses qui se sont approprié leur temple.Le théâtre assiégé de toutes parts par des vendeurs de toutes sortes fait peine à voir et même les travaux de réfection entrepris ne lui redonnent pas son aura d'antan. Pour qu'un théâtre vive, il lui faut ses représentations, ses acteurs, ses décors et ses spectateurs. Or, aujourd'hui, c'est le vide, un vide total qui tout nivelé et qui est à l'origine d'une sous-culture qui a tout dénigré. Les amoureux du théâtre sont toujours là, espérant un hypothétique retour de cet art qui leur ermettra de vivre cet effet cathartique réconfortant et libérateur.