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Refondation et retrouvailles ?
Foot et identité algérienne
Publié dans La Tribune le 03 - 12 - 2009


Photo : La Tribune
Par Mohamed Bouhamidi
La mobilisation autour des victoires successives de l'équipe nationale de football s'est manifestée dans cette toile de fond faite de pessimisme et de crainte. Crainte pour l'avenir de l'unité nationale, pessimisme sur le rapport de la jeunesse au pays et à ses symboles, dont l'emblème national, après l'«échec» de
l'initiative de la radio ; pessimisme aggravé face à l'ampleur de la «harga». La fermeture des bars (évoquée dans l'article précédent) a laissé l'impression d'une victoire définitive d'une vision islamiste qui veut que la vie d'ici-bas s'éloigne de tout loisir, de tout plaisir, de toute joie pour n'être consacrée qu'à l'au-delà. L'idée nationale et l'ambition d'un Etat national semblaient défaites sur le terrain et une version soft d'un panislamisme forcément à vocation califale semblait triompher. D'autant que les ingérences d'étrangers dans nos affaires internes passaient pour «naturelles» et «normales» dès qu'elles émanaient d'imams et de muphtis. Or, dès la victoire, à l'extérieur, sur la Zambie, un engouement extraordinaire s'est emparé des Algériens bien au-delà des cercles sportifs habituels. Les commentaires de presse et les débats dans les rues et les cafés montraient deux tendances. La première correspondant à certains cercles qui se définissent comme démocrates est critique. Elle voit les premiers défilés comme l'effet d'un «football, opium du peuple». Voilà des masses considérables qui envahissent les rues, drapeaux en tête, à pied ou en voiture, radio à pleins baffles mais qui restent indifférentes à la hausse du coût de la vie et amorphes face aux problèmes du quotidien. Pour cette tendance, cette euphorie sur fond de problèmes sociaux est une opération de récupération du
pouvoir, une manipulation occulte, un mauvais signe et une preuve supplémentaire d'une immaturité politique du peuple. Cette tendance est à la limite de traiter ces supporters de moutons de Panurge. Trois faits échappent à cette tendance. Le premier, et il est massif –on ne pouvait pas ne pas le voir–, est que des familles sont sorties pour fêter les Verts. Des familles, parents et enfants ensemble. A lui seul, ce fait aurait dû faire réfléchir scientifiques et politiques. Il est, bien sûr, lié à une modification technique : l'acquisition en masse de voitures qui a permis à ces familles de s'exprimer aussi facilement dans les espaces publics, mais cela donne au moins une mesure. Ces mêmes familles auraient fêté à la maison cette première victoire de l'équipe nationale. Certaines l'ont fait. Les cités ont retenti des youyous, des fenêtres sortaient les sons de la musique mise à fond et des danses. La fête était aussi bien visible à l'extérieur qu'audible dans les cités. Le deuxième fait est la présence massive des femmes. D'un coup, elles sont apparues dans cet espace réputé exclusivement masculin. Il ne s'agit pas des femmes sorties en famille mais des femmes sorties entre femmes pour manifester, en hidjab ou cheveux au vent, le buste libre à travers les portières. Cela devait avoir un sens, à la première observation. Il n'est pas possible que cette féminisation survienne sans qu'elle ait un sens. Mieux, il n'a été signalé aucune agression, aucun accrochage, aucune animosité dans la presse ou dans les quartiers. Pourquoi ces jeunes des quartiers ont-ils vécu cette intrusion des femmes dans leur «domaine réservé» comme «naturelle» et «normale» et ce, quel que soit le costume féminin porté par les filles ? Pas seulement à Alger mais également dans les villes moyennes à la solide réputation de conservatisme. Bien sûr, ce saut qualitatif est l'expression d'une accumulation incessante dans des progrès réels qui ont vu des corps de métiers entiers devenir majoritairement féminins comme pour la médecine, l'enseignement ou les étudiants. Bien sûr, depuis longtemps, et c'est un spectacle unique dans le monde arabe et musulman, les conductrices de voiture sont presque à parité avec les conducteurs. Les femmes ont depuis un moment investi d'innombrables créneaux professionnels y compris ceux réputés difficiles et masculins. Elles jouent même au football, c'est vous dire ! Les femmes algériennes ont conquis ces terrains et ces libertés contre les courants conservateurs et en dépit de ceux qui les sommaient de se conformer à leurs normes de liberté. Elles les ont conquis contre une vision de l'Etat lui-même qui reste accroché à son code de la famille désuet et discriminatoire par peur de ses propres courants conservateurs. Tout le monde en veut aux femmes. Ceux qui veulent les
soumettre comme ceux qui prétendent leur fixer des normes abstraites à leur libération. Et c'est pour cela que les deux ne les ont pas vues et ne se sont pas questionnés. Le troisième fait, c'est le drapeau national. D'abord, il est sorti d'où ce nombre ahurissant de drapeaux ? Quelle secrète armée de couturières s'est mise en branle ou alors où se trouvaient les stocks que les jeunes ont vidés ? Evidemment, ils se sont aussi servis dans la rue. Ils ont joyeusement pillé tous les drapeaux qu'ils ont trouvés sur les places publiques mais il faut avoir un sacré génie pour réussir ce tour de force ! Alors, le drapeau ! Beaucoup de pères de famille attachés au 1er Novembre et au 5 Juillet vous raconteront les réactions mitigées de leurs enfants face au drapeau accroché au balcon lors de ces deux dates. Dans le meilleur des cas, les enfants disent ne pas vouloir se singulariser. Les mêmes parents pourront vous raconter la frénésie du drapeau qui a saisi leurs enfants, les mêmes. Si c'est les mêmes enfants, qu'ils n'aient pas changé, et qu'ils n'aient pas rencontré une fée, c'est que leur rapport au drapeau a changé. Et effectivement, c'est leur rapport au drapeau qui a changé. Ou alors, ils ont établi un nouveau rapport au drapeau et c'est une question capitale. Il faut bien s'expliquer le phénomène, essayer de le comprendre. Car les lecteurs peuvent être sûrs que tous les services spéciaux concernés dans de très nombreux pays qui ont des intérêts, qui ont de l'hostilité ou simplement des rapports avec l'Algérie sont en train d'analyser ou de faire analyser ce qui s'est passé. Tous ont compris qu'il s'agit d'un énorme changement dans la sphère idéologique, culturelle, politique et de la représentation dans notre pays. Pour faire vite, disons que ce phénomène signale que l'Algérie profonde, l'Algérie sociologique, a fait une mutation qu'il serait urgent de mesurer pour évaluer ses impacts sur les plans interne et externe. Cette analyse est d'autant plus précieuse pour nous. Personne ne peut traiter de manipulation un phénomène quand il atteint cette ampleur. Mais l'effort de le comprendre est aussi lié à la capacité d'empathie avec les autres. Il a manqué de l'empathie à ces cercles démocrates qui changeront de tout dès que les choses prendront une tournure identitaire qu'ils croiront favorables à leurs désirs. Cette accusation de manipulation par le pouvoir (avant l'épisode égyptien) était encouragée par une véritable tentative de manipulation par d'autres cercles des tendances islamistes. Le tournant a été pris quand un journal arabophone qui navigue dans ces eaux-là, se fait un devoir de défendre la vertu et de combattre le vice des couples qui se tiennent par la main surtout lorsque l'homme porte une barbe et la femme un hidjab, professe ouvertement la pruderie, a publié en «une» une photo de notre équipe nationale en prière juste avant le match contre le Rwanda en plein Ramadhan. Il n'y a évidement rien d'étonnant à ce que des joueurs de foot d'un pays musulman fassent la prière et cela ne méritait pas une «une» sauf à vouloir dire que cette équipe nationale n'est pas nationale mais des Algériens pratiquants, pas celle des laïcs et des démocrates. Et effectivement, ce titre a bien tenté de présenter notre équipe comme la future ambassadrice du monde musulman tout entier en insistant lourdement sur une fatwa qui donnait le droit aux footballeurs égyptiens de ne pas jeûner pour leur match contre la Zambie. La qualification tournait à une confrontation entre authentiques musulmans qui jeûnent malgré les difficultés et musulmans tièdes qui mangent face aux défis. Bien sûr, cette «une» a été la preuve définitive pour certains démocrates que cette foule en délire qui défilait dans la nuit d'Alger et celle du pays se faisait manipuler. Bien sûr, ce journal qui a pris pour bannière l'appel à la vertu et la lutte contre la mixité n'a pas vu non plus cette présence des femmes, ces bustes féminins et ces cheveux en folie, ces garçons et ces filles chantant ensemble et fêtant leur équipe nationale. Cet aveuglement commun devrait faire réfléchir et nous rappeler à tous combien nos idéologies déterminent nos champs de vision. Il faut maintenant essayer de voir correctement ce qui s'est passé. Cela demande une longue analyse. Jusqu'à présent, seule celle de Noureddine Toualbi Thaalibi parue dans le Soir d'Algérie porte en elle une grande pertinence. Cette analyse se déroule sur le terrain de la psychanalyse et est intervenue après le conflit avec l'Egypte. Elle devrait intéresser tout le monde. La deuxième analyse intéressante quoique plus «courte» est le fait d'un sociologue qui, sur les ondes de la Chaîne III, a souligné l'extraordinaire rapidité avec laquelle les gens ont recréé un lien social à cette occasion. Confection collective de bannières géantes, inscriptions sur les murs, télévisions sorties des maisons pour des visionnages collectifs (en plus des écrans géants qui sont le fait de l'Etat ou des collectivités locales), fêtes improvisées, boissons et gâteaux mis en commun. Ces deux approches se complètent évidemment. Mais un fait reste rétif à ces deux analyses produites dans le feu de l'action : pourquoi les émigrés ont vécu la même ferveur que nous avons connue en Algérie. Qu'est-ce qui est devenu si important pour nous et pour eux que le nom Algérie, le drapeau Algérie deviennent une ambition Algérie à ce point vitale que l'agression du Caire et les propos des médias égyptiens nous règlent en quelques heures une des questions qui ont le plus divisé notre pays et l'ont même endeuillé : celle de notre identité. En un tour de main, les Algériens disent haut et fort : nous sommes algériens et amazighs. Etre arabe ou musulman devenait non plus le trait distinctif, l'enjeu de notre identité mais juste un caractère secondaire. Algérie avant tout. Algérie avant tout et surtout avant le califat islamiste ou le supranationalisme arabe. L'Algérie comme pays et peuple singuliers, non solubles dans des ensembles présenteraient-ils des traits communs avec nous aussi importants que la langue et la religion. C'est cette renaissance de l'idée Algérie, de la réalité émotionnelle et affective Algérie qui légitime l'hypothèse que nous avons peut-être affaire à une nouvelle relation au pays, dans une perspective de refondation et de retrouvaille avec notre être. Mais alors cela voudrait dire qu'est en train de renaître une valeur Algérie, une fierté Algérie. Il est temps de se pencher sur ces interrogations avec un autre œil que celui de nos appartenances idéologiques.


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