Photo : S. Zoheïr Par Fella Bouredji Au Centre de toxicomanie de Blida, Salim, 39 ans, est assis sur une chaise dans une grande salle vide. Les stores tirés et le silence donnent de l'intensité à ce moment. Il est bras croisés, recroquevillé sur lui-même. Sur sa tête, une casquette malgré l'atmosphère sombre. Il va de soi qu'il la porte à longueur de journée, elle l'aide à dissimuler cette part de lui qu'il assume très difficilement… celle qui l'a mené jusque-là… Il se propose sans se faire prier. Regard tantôt vague et absent, tantôt froid et franc, il cherche ses mots et les livrent comme pour mieux se délivrer. Témoigner de son rapport à la drogue est important pour lui qui est là pour s'en extirper depuis déjà 7 jours. La tâche est rude et en parler reste réconfortant et même encourageant. 7 jours de manque et de lutte. «On croit que ça n'arrive qu'aux autres mais en réalité ça peut arriver au plus malin.» Sur un ton à la fois triste et stoïque, Salim raconte qu'il était ce malin de 20 ans qui n'était pas du tout prédisposé à la consommation de drogue mais qui pourtant s'est laissé entraîner dans une soirée pleine d'euphorie et de joie de vivre. Il était loin de savoir à cette époque-là que cette joie de vivre se transformerait si facilement en autodestruction irréversible. «Je suis parti passer mes vacances en Italie ; à l'époque, on voyageait sans visa… j'ai découvert le monde de la nuit, l'ivresse, le bonheur simple. Et un soir, on m'a proposé de goûter à l'héroïne. J'ai aimé», confie–t-il. Soir après soir, la dépendance s'installe et avec elle un autre vice pour éviter le manque : la vente, le deal. Une année de vie dissolue, de danger à coup d'un gramme d'héroïne par jour jusqu'à ce qu'il se fasse prendre, forcément. 3 ans et demi de prison ferme. Première confrontation au manque, non sans douleurs. La conviction de devoir renoncer à cette vie pour un retour à la normale commence à s'installer dans l'esprit du jeune homme à présent dépassé par les événements mais cette conviction entretenue durant les 3 ans d'incarcération se dissipera à peine trois jours après sa libération. Le vide se remplira par autant d'héroïne qu'avant, du chit, de l'alcool ; puis une autre arrestation. 4 mois dans les geôles pour se rendre un peu plus compte de sa déchéance mais sans rien pouvoir y faire. La dépendance devient de plus en plus grande et l'instabilité psychologique n'est pas là pour arranger les choses. En 1996, après des mois sans nouvelles, le frère aîné de Salim décide d'aller en Italie et le recueille à sa sortie de prison. Retour au bercail. Nervosité, manque, douleurs, torpeur attendent Salim à Alger. 10 jours de prostration avant de reprendre goût à la nourriture et de se relever. La lutte est gagnée et l'abstinence durera un an. Puis la rechute… un Nigérian rencontré dans l'Algérois le fera replonger très vite et sans la moindre résistance. «Je suis sûr qu'on m'a jeté un sort», expliquera-t-il en ajoutant : «J'arrive à ne pas en consommer durant des mois, voire des années, mais il suffit qu'on m'en propose ou que j'en voie pour devenir un être d'une extrême faiblesse.» Le cauchemar prend des dimensions alarmantes, ses doses ont quadruplé parce que l'héroïne algéroise n'est pas pure, confie-t-il. 12 000 dinars par jour pour survivre à cette dépendance. C'est la descente aux enfers pour Salim qui, après 10 ans de consommation, sent qu'il n'est plus qu'anéantissement et désespoir. Il arrête sec, un beau matin. Il tient bon six mois, profite de l'occasion pour se marier. Un an plus tard, son premier enfant, et avec… ses premiers moments de faiblesse et donc, la rechute. Un second enfant est en route alors que son épouse découvre, stupéfaite, ce qu'elle n'aurait jamais osé croire : «Elle a épousé un ancien toxicomane en rechute.» Un second enfant est en route et le divorce se prépare. Salim rechute de plus belle… Ses enfants grandissent loin de lui pendant que cette substance à laquelle il avait goûté un soir d'été, plein d'insouciance, a pris un total ascendant sur sa personne… Il ne contrôle plus rien, les années passent, les rides se tracent davantage et le regard s'obscurcit. Personne ne le comprend, tout le monde le juge et lui-même se condamne. Fatigué d'aimer ses enfants dans l'impuissance et sans pouvoir les voir, il se décide. «C'est la bonne ! Je suis là pour en finir ou en mourir, je suis épuisé», confie-t-il d'une voix ferme et désarmante de détresse. Sa casquette recouvre toujours sa tête et son visage se dérobe au moindre regard insistant. Mais après 7 jours d'abstinence, il y croit et dit avoir une volonté sans limites, c'est la volonté du désespoir, pense-t-il. Il lui reste deux semaines de cure à passer. En trois étapes : médicaments de lutte contre le manque, anxiolytiques, antalgiques, antidépresseurs ou neuroleptiques, psychothérapie individuelle, et thérapie de groupe. «S'il vous plaît, citez les prénoms de mes enfants dans votre article, je veux qu'ils sachent que je me bats…» lance-t-il, avant de rejoindre le reste du groupe le regard baissé, dans une démarche pleine de malaise. Ici, il partage son combat avec une trentaine d'autres toxicomanes en souffrance. Généralement des «polytoxicomanes consommateurs de cannabis, d'alcool et de psychotropes», précise le Dr Habibech, psychiatre chargé du service par intérim. Ce centre de consultation et d'hospitalisation ouvert depuis 1997 reçoit régulièrement des personnes en plein désespoir, qui viennent seules ou plus souvent accompagnées de leurs familles. Ils sont assez nombreux à venir comme Salim jouer leurs dernières cartes pour un retour à la vie normale. Ils ne réussissent pas tous et succombent à la tentation très vite après leur sortie, mais y croient dur comme fer quand ils y sont. Ils parlent de leurs expériences et mettent souvent en garde comme l'a si bien fait Salim : «On croit que ça n'arrive qu'aux autres mais ça peut tomber sur le plus malin !» Une mise en garde à laquelle Mohamed Abdelhakim, 7 ans, et Ibtihel Maria, 5 ans, seront certainement sensibles quand ils auront l'âge de la lire…