La fidélité est inséparable de la mémoire. En réunissant ses écrits -pas tous pourtant- Boualem Bessaïeh nous en re-délivre la leçon. Textes dédiés à des compagnons d'armes qui lui furent proches, à des moudjahiddines ou des moudjahiddates dont il a retrouvé les parcours à travers des témoignages, à des moments d'émotion aux récits de militantes françaises retournant sur leurs vies en prison pour la cause algérienne, textes dédiés à des femmes et des hommes relativement oubliés dont il tente de prolonger le combat et les sacrifices. Aucun mystère ne recouvre les motifs de ces études et de ces évocations. Il l'a fait en cours de chemin et aux détours de ses charges au sein de l'Etat dont sa vie est inséparable. Et il les rassemble dans le souci de transmettre. Il le dit lui-même. Transmettre, c'est toujours avoir l'idée d'un héritage et donc forcément un legs qui remonte plus loin que l'époque de la guerre de libération pour restituer les liens entre les résistances de notre peuple, de l'Emir, à cette nuit rebelle du 1er novembre 1954 qui n'a pu enfanter l'indépendance que par les sacrifices et les parcours exemplaires de ceux qui ont porté cette guerre inégale et qui restera selon l'expression de Fanon : la guerre «la plus hallucinante» de l'histoire de l'humanité. Il regrette que pour cette période les passions nées du combat aient retardé un regard apaisé sur des hommes comme Messali Hadj ou Ferhat Abbas et leurs apports dans la chaîne discontinue mais solidaire de ces résistances. Par cela même, on comprend que Boualem Bessaïeh se situe déjà hors de quelques contingences pour nous inviter à la question plus fondatrice de savoir ce qui s'est passé. Cela n'apparaît pas comme un renoncement aux ruptures qu'ont constitué ces résistances d'avec les renoncements, les illusions, les erreurs, les retournements parfois, mais comme un regard porté sur une époque déjà achevée et une mission accomplie. La guerre est finie et il est temps de la regarder autrement, dans un intelligence apaisée de ses parcours et de ses acteurs. C'est pour cela que ses textes parlent des résistants et c'est bien son parti pris. Mais il en parle déjà autrement en cherchant ce qui chez ces hommes ou ces femmes a déterminé -c'est-à-dire rendu possible- leurs choix pour le combat et pour la lutte. Cette détermination est le fond de ce legs que par touches Boualem Bessaïeh essaye de nous rendre. Il n'est pas étonnant alors, que l'auteur, ait développé un tel intérêt pour deux grandes figures, mais pas seulement, de cette résistance : l'Emir Abdelkader et l'imam Chamyl, le tchétchène. Bien sûr, bien d'autres figures l'ont intéressé comme Bouamama, pour lequel il a écrit le scénario du film consacré à ce grand personnage, comme Fatma N'soumer, El Mokrani et quelques autres. Mais Chamyl et l'Emir présentent peut-être pour le lecteur un intérêt plus soutenu. D'abord au niveau de l'écrit. Le livre qui vient de sortir sur le héros tchétchène se lit comme un récit et non comme un austère livre d'histoire. Si des enfants vous posent des questions sur le Caucase donnez-leur ce livre. Il se lit comme un roman. Le souci de transmission de l'auteur est tout entier dans cette forme d'écriture. Rendre agréable, aisée, intéressante -et pourquoi pas ludique ?- la connaissance d'une période complexe de l'histoire qui a mené à la reconfiguration des rapports de force dans la Méditerranée et le Caucase c'est-à-dire aux frontières de l'Empire ottoman. Ces textes consacrés à l'Emir et à l'iman tchétchène prennent une autre dimension quand on les lit successivement. Ces deux hommes se trouvent aux deux extrémités de l'Empire ottoman. Ils vont affronter des puissances considérables de l'époque des territoires sous tutelle directe ou indirecte de la Sublime Porte et en tout cas dans des zones d'influences incontestables de l'Empire turc qui est incapable de réagir à l'expansion russe, française et anglaise sur les marches de son empire comme il est incapable de réagir à Mohamed Ali Pacha en Egypte et à l'expansion wahhabite au Hedjaz. Ces deux hommes se retrouvent au cœur des tempêtes qui reconfigurent en profondeur la géopolitique régionale. Entre la montée en force des puissances européennes et le déclin inexorable de la puissance turque ils porteront une idée neuve qu'ils n'arrivent pas tout à fait à formuler pour leurs peuples, celle de nation. Sur l'instant ils luttent contre des infidèles et des envahisseurs. Leurs référents idéologiques dominants sont religieux, leur expérience de l'Etat est celle de leur monde qui n'a pas encore enfanté avec netteté l'idée nationale même si elle fait son chemin. Pourtant, ils en jetteront les bases avec plus de réussite pour l'Algérie au vu des développements ultérieurs. Ces écrits deviennent passionnants car dans les processus de résistance de ces deux chefs, et pour des raisons et des circonstances que Boualem Bessaïeh, restitue avec une grande pédagogie, les solidarités qui auraient dû être naturelles de la part du roi de Maroc ou de la Sublime Porte leur sont refusées. La situation de ces Etats, leur faiblesse, les intérêts des différents groupes qui les composent, les changements dans les rapports de force à l'échelle régionale et européenne. Ils ne doivent compter que sur eux-mêmes, sur leurs propres ressources et uniquement sur la mobilisation de leurs peuples et de leurs sociétés. On pourrait croire que ces deux hommes, mais c'est plus vrai pour l'Emir, mènent un combat d'arrière-garde incapable d'empêcher les changements qui affectent le monde en profondeur et qu'ils opposent à ce nouveau monde, celui de leurs ancêtres, obsolète et archaïque. A bien suivre les itinéraires des deux chefs, leurs idées, leurs méthodes, leurs tentatives de mobiliser des ressources propres au pays et à la société, et, malgré leur défaite, ils ont, bien au contraire, extirpé leurs peuples et leurs sociétés des idées anciennes et les ont éveillé aux dures réalités des changements qui affectent leur monde. C'est, il faut le répéter, plus vrai pour l'Emir que pour l'imam mais pour cela aussi il faut tenir compte de l'emplacement et de la situation des deux pays ; le Caucase n'est pas le Maghreb et son enclavement est certainement pour quelque chose dans son évolution. Les deux hommes auront pourtant recours au langage de leurs aïeux, aux structures sociales ancestrales, aux valeurs de leurs pères pour rassembler dans un seul et même creuset des tribus pour «travailler» l'idée d'unité. Ils ne disent pas encore «unité nationale» mais dans le fond, c'est bien cette expérience qui est en cours dans les batailles, les avancées ou les reculs, dans les succès ou les défaites. C'est une immense expérience de lutte commune dans laquelle, les tribus comme les villes, les hommes sont obligés de changer leurs rapports au pouvoir, à la terre, à leurs biens et à compenser une infériorité numérique, technique, matérielle, par l'intelligence de la guerre d'usure et de guérilla combinée à des combats d'envergure quand les conditions le permettent. Mais dans ces conditions la première ressource reste l'homme et ses valeurs, sa capacité à se transcender et à se dépasser, à accepter la mort et le sacrifice, à renoncer à certains attraits matériels. Le soufisme des ancêtres, la foi, la piété et la conviction que la terre des ancêtres est sacrée furent cette ressource morale qui a permis de se battre dans des conditions inédites, cruelles, faites de crimes inouïs et de mensonges, bien plus graves en Algérie qu'en Tchétchénie, et garder des hommes une vision qui ne désespère pas de leur humanité ni de leur Créateur. Ce texte sur l'imam Chamyl est le deuxième que Boualem Bessaïeh lui consacre. En quelques tableaux, il met le lecteur au cœur du processus de conquête du Caucase par la Russie tsariste. A chaque tableau, il développe un des facteurs de la confrontation et de son évolution. Dans l'un, il nous livre les données internes à la société et au peuple tchétchène, leurs difficultés et leurs problèmes, leurs dissensions et leurs forces. Dans l'autre, il passe au processus au sein de l'empire russe et de ses armées avec les tactiques et les stratégies, avec les qualités et les défauts des hommes qui les mènent. Dans un autre encore, il parle des facteurs internationaux qui pèsent sur la cause de l'imam, quand le récit ne suffit plus comme procédé à rendre compte d'une situation, l'auteur a recours à l'insertion de documents sans que cela altère la fluidité de la lecture. Dans tous ses textes Boualem Bessaïeh en est à comprendre les processus, à en découvrir les ressorts. Aucun manichéisme. Il n'existe chez lui ni stigmatisation, ni réduction mais des hommes qui s'affrontent dans des circonstances cruelles qui en sont qu'un moment de l'histoire. L'analyse des luttes mondiales, des enjeux stratégiques relativisent le rôle de chacun. On comprend que l'histoire a fait les généraux des conquêtes coloniales plus qu'ils ne l'ont faite car ils ne sont que les segments de processus nés en dehors d'eux et autrement plus décisifs que leurs réalisations guerrières. Mais nous sortons de ces lectures avec la conviction subconsciente que l'Emir ou que l'imam ont fait l'histoire, même défaits car ils ont créé des processus, lancé des dynamiques, opéré les ruptures qui engendreront les adaptations nécessaires aux succès ultérieurs. C'est cet examen attentif qui évite à l'auteur la simplification, le raccourci et le manichéisme. Cette part du lion de l'Emir et de l'imam leur revient naturellement pour le poids de leurs apports et de leurs combats. Mais dans ces textes publiés, bien d'autres personnages ou questions retiennent l'intérêt que cet article, forcément bridé par l'espace rédactionnel, ne peut rendre mais vous donnera une idée sur l'extrait qui vous est choisi d'une contribution sur les enjeux de la politique culturelle. A comparer avec les abstractions habituelles qui font de la culture et des arts un processus purement idéel, détaché du monde réel et des conditions de leur production. M. B. l Roses de printemps et feuilles d'automne (Editions Casbah) l L'imam Chamyl (Editions Casbah) lLes Grandes figures de la résistance algérienne : par l'épée et par la plume (Editions Casbah)