Correspondance particulière de Paris Hakim Hadidi La romancière algérienne d'écriture française Maïssa Bey vient de faire paraître Puisque mon cœur est mort, son dernier roman aux éditions de l'Aube, dans la collection Regards croisés. Un roman lumineux et sombre, à texture simple, traversé de zones de turbulences et comme bâti sur un volcan. Le chagrin insondable d'une mère, la tristesse «injaugeable» qui plonge une femme dans les abîmes. «Me couler dans le moule. Sourire quand j'avais envie de pleurer, me taire quand j'avais envie de crier. Mais c'était un autre temps. Le temps où le soleil éclairait encore le monde. Maintenant, je ne veux plus faire semblant. Que m'importent l'opprobre, l'exclusion ? Je n'ai plus rien à perdre puisque j'ai tout perdu. Puisque mon cœur est mort», lit-on en quatrième de couverture. L'architecture du roman, élaborée à la manière d'une correspondance épistolaire, décrit en cinquante chapitres le destin brisé d'Aïda, Algérienne de quarante-huit ans, divorcée, racontant sa vie qui vient de basculer dans le vide, suite à l'assassinat de son fils Nadir. Cette femme brisée, pour ne pas perdre la raison, écrit dans des cahiers d'écolier, «un dialogue solitaire, peu à peu elle avance, inexorable, vers son destin, Mektoub». Au chapitre 12 intitulé «Lui», la narratrice tient un dialogue : «Vivant. Il est là. Quelque part, au détour d'un chemin bordé de pierres vives, croupissant dans l'ombre d'un terrain creux ou caché dans l'enchevêtrement d'un buisson de ronces, ou bien encore cloîtré dans une pièce sombre aux murs crasseux. Un jour, il sera face à moi. Fatalement. Parce que je le veux. Même si je connais maintenant le nom de celui qui m'a dépossédée de toi, de ta voix, de ton souffle, de ton odeur, je ne sais rien de lui. Pas encore. Et je ne veux pas le nommer. Je sais seulement qu'il ne venait pas de loin. Toi, tu le connais, forcément. Tu reconnaîtrais son visage même si tu ne l'as vu que furtivement, même s'il n'est pour toi qu'une ombre surgie des ténèbres. Peut-être même était-il si près de toi que tu as dû remarquer quelque détail qui m'a échappé sur la photo. Tu as sans doute entendu sa voix, perçu son souffle, respiré son odeur. Et ses mains. Oui, ses mains sur toi. Lui, quelque part dans l'écho répercuté des pas qui ont résonné à tes oreilles. Lui, vivant aujourd'hui. Oui, vivant. Sur la photo, le visage offert au soleil, il avait, au coin des lèvres, un léger sourire. Ce visage est gravé en moi, même si je ne l'ai vu que quelques secondes.» (pp.57-58). La mère, Aïda, le cœur brisé, part en fulminations, en supputations, son imagination débridée, fantasmagorique pour potentialiser ses souvenirs et construire un soupçon de «réalité» à elle. Il faudrait, si nécessaire, imaginer le bourreau, mettre un nom et un visage sur celui qui ôté la vie à son fils, l'identifier, et ne plus rester sous l'emprise d'une folie destructrice parce que l'assassin est encore tapi dans son imaginaire. Elle se sent envahie par le fantôme de son fils disparu. Maïssa Bey aborde dans son nouveau roman plusieurs thèmes inhérents à la vie sociale, économique et politique de son pays, l'Algérie. Particulièrement celui lié au terrorisme qui déstructure le pays depuis plus de 15 ans maintenant. Le thème de la «réconciliation», cher au pouvoir algérien, y est représenté. Le sixième paragraphe lui est consacré. Maïssa Bey se pose énormément de questions sur le sens à donner à l'engagement, à la souffrance qui use et la désespérance qui lamine les êtres face à la douleur, à la perte à jamais d'un fils, d'un proche, d'un père, d'une personne happée par l'hydre terroriste. A quand la fin du cauchemar ? A quand le retour de la sérénité rêvée depuis que le feu dicte sa loi dans cette terre inapaisée. A quand ? Et puis le souvenir cicatriciel de la photo du fils perdu revient, cuisante, affolante et toujours obsessionnelle. Pour la vie vraie, pour l'Algérie ! Et ainsi s'égrènent les paragraphes, d'un sursaut thématique à l'autre dans un interminable questionnement du présent s'emboîtant dans une infinie liste de doléances faites aux gouvernants, chacun à la mesure de ses responsabilités. Maïssa Bey nous conte le malheur qui a frappé Aïda, égérie de résistance face aux turpitudes de la vie, sans concession à cette cité des hommes où tout espoir de vie tranquille s'évapore, se désagrège, comme une évanescence juvénile, à l'image de la jeunesse de cette nation qui n'arrête pas de venir au monde. Ne pas sombrer dans la folie qui guette le moindre interstice, ne pas se laisser aller au gré des flots endiablés de la vie, sa noria mortifère qui broie tout, qui charrie tout, même les espoirs superflus. Et la vie doit revenir dans la cité des hommes ! Et qu'il fasse encore plus beau qu'avant ! Et qu'il pleuve des torrents de joie dans cette cité maudite, fantomatique, hantée par tant de souvenirs déchirants, tant de douleurs tues, tant d'amalgames faits et tant de désordre fait. Il faut que l'Algérie se lève ! Se batte de toutes es forces pour annihiler les forces obscures du mal, démonter les schémas diaboliques ourdis derrière son dos. Pour que la vie revienne, pas en simulatrice mais en vrai, en chair et en os, en humain. En vraie vie ! D'image en image, la mère peine à restituer le profil de son fils dans une enfilade de portraits où se mêlent quantité de morceaux imaginés, sortis de son imaginaire surchauffé et épileptique. Paranoïa ? Elle souffre de cette duplicité existentielle, imaginaire, décollée de la réalité temporelle. Elle vogue au gré de ses désirs, de ses souhaits refoulés ; elle se refuse l'état actuel des choses et l'ordonnancement dicté par le destin et ses chamarrures funèbres. «Lui», chapitre consacré à l'assassin du fils chéri, tremblotant de peur devant son meurtrier tapi dans l'ombre d'une mémoire atrocement mutilée ; «Détresses» ou vague à l'âme ou «Remords» de n'être pas là le jour de l'assassinat, d'une «Visite» assassine qui surprend sa victime ou «Lettre», «Odeur de vie»... Autant de chapitres qui irriguent ce drame familial aux accents kafkaïens. Un roman plein de douleur, irrigué de poésie et nous projetant loin dans nos petitesses à la simple évocation du mot VIE, si chère et emblématique de la création divine qu'une banale créature réduit à néant pour des préjugés, par vengeance, par idéologie bancale ou esprit tordu et fanatique. Un roman aux contingences philosophiques. Un perpétuel questionnement sur la destinée des hommes, obnubilés par un pouvoir missionnaire sur la terre des hommes. Une terre de païens, sans conscience et vouée aux abîmes et déchéances multiples ici-bas. «Dialogue avec l'être disparu, le roman chemine entre évocation du passé, dévoilement d'intimités insoupçonnées et mise en mouvement de la vengeance. Solidement arrimé à la réalité algérienne, le texte, porté par une écriture grinçante et lucide, n'en finit pas de la transcender, instillant une réflexion sur le pardon, la haine, la sujétion, le ressentiment d'une jeunesse sacrifiée, l'instrumentalisation de la religion... Une fois de plus, chez Maïssa Bey, le deuil, la désolation se parent d'une vertu maïeutique. La violence accouche une femme nouvelle, qui s'autorise la subjectivité. Et le refus d'obtempérer.», écrit Marie Cailletet. Soulignons que le roman a reçu le prix Orange du livre 2010. H. H. Puisque mon cœur est mort, roman de Maïssa Bey, Ed. de l'Aube, 254 p., France, mars 2010, 17,80 euros