Correspondance particulière de Paris Hakim Hadidi Le narrateur veut nous montrer le cheminement d'un homme pris dans les rets d'une société qui broie sans pitié. Les éditions du Seuil viennent de publier Un moment d'oubli, dernier roman du journaliste et écrivain algérien de langue française, Abdelkader Djemaï. Une excellente œuvre littéraire à texture simple et sans fioritures. Un roman de bonne facture, au style étonnant et d'une unité exemplaire. L'auteur a écrit avec maestria un roman à la deuxième personne du singulier, pour raconter l'histoire tumultueuse et dramatique de Jean-Jacques Serrano, un va-nu-pieds, un naufragé social des temps modernes. Un homme se trouvant balancé d'une extrémité à une autre, du jour au lendemain, suite à un chamboulement intervenu dans sa vie. Un homme qui perd tout : femme, fils, maison, métier. Laminé par la tragique perte de son fils écrasé par un TGV à un passage à niveau après une course-poursuite dont lui, ancien flic, était l'instigateur. Jean-Jacques Serrano, «fils unique de Roberto, menuisier rital, et de l'infirmière Françoise Reboux, une Savoyarde pur beurre» (page l2), est un petit roman intime, dense, poignant qui décrit le drame existentiel dans une langue épurée, simple et lumineuse. A travers le personnage de Jean-Jacques Serrano, le narrateur veut nous montrer le cheminement intérieur d'un homme pris dans les rets d'une société qui broie sans pitié, où les accidents de la vie condamnent à la déshérence, à la décrépitude, à la marginalisation et la destruction individuelle. Le personnage central signe une «dichotomie sociale», une démarcation d'homme au terme d'une union symbiotique, concentrant en lui tout le fil narratif du roman composé avec une finesse dont seul Abdelkader Djemaï a le secret. Un homme, la soixantaine passée, voit défiler ses souvenirs, son enfance, sa vie de père de famille, se retrouve sans papiers, sans toit, sans famille, erre dans une ville en vagabond, en va-nu-pieds, en épave humaine échouée sur les rivages inhumains de la société moderne impitoyable. Le prototype de Jean-Jacques Serrano n'est autre que le destin d'un l'homme qui pourrait se trouver dans n'importe quelle ville du monde, dans un microcosme social quelconque et déterminé par ses codes sociaux, ses fonctions vitales et ses structures prédéfinies. La ville, espace de vie, une structure communautaire à liaison sociale en perdition, s'effilochant à vue d'œil. Un cachot à ciel ouvert. Le corps de Jean-Jacques Serrano dépérit ostensiblement : dents rouillées, tout en os, enguenillé. «Il te reste enfouis en toi, quelques images, deux ou trois beaux souvenirs et un guignon de rêve», écrit l'auteur à la page 43 pour souligner l'extrême solitude du personnage et l'indigence de ses jours. «Autrefois, il y avait Laure, il y avait Lucas, le fils. Aujourd'hui, plus rien.» Que lui reste-t-il alors à faire pour affronter ce nouveau monde qu'il découvre, sinon se recroqueviller sur lui-même, vivre sur ses réserves de bonté sociale d'autrefois, s'abreuver à la source première du bonheur perdu… Jean-Jacques Serrano est un personnage multiple dans son unicité, dans son combat, dans ses errements sans fin. Une situation que partagerait toute personne, un vécu particulier, mais ô combien général. Une histoire sur un monde à réinventer, sur la fraternité perdue, sur l'origine des fractures à ressouder, des cheminements à retrouver, sur la fragilité des hommes et l'absolue nécessité de solidarité. Un roman très bien accueilli par la critique, et que Abdourahman A. Waberi encense : «Avec Abdelkader Djemaï, il n'y a pas de place pour le patho, l'indignation gratuite et les impudeurs en tout genre, pas de place non plus pour les considérations géopolitiques, encore moins pour les fioritures stylistiques. On n'entre pas dans les arcanes de l'histoire avec son fleuve d'événements et de rebondissements, on reste au seuil d'une conscience individuelle.» H. H. Un moment d'oubli, roman de Abdelkader Djemaï, Le Seuil, 2009, 86 pages.