Photo : Riad De notre correspondant à Oran Samir Ould Ali «C'est la certitude d'être spoliés de nos droits et le sentiment d'humiliation qui l'accompagne qui sont les plus durs à supporter. Les travailleurs de l'ensemble des secteurs, public et privé, bénéficient d'augmentations de 20 à 23% sauf nous. Par quelle logique en avons-nous été exclus ?» C'est par ces paroles tristes où l'incompréhension le dispute à l'amertume que les cheminots d'Oran tentent d'expliquer leur décision d'entamer une grève qui, ils le reconnaissent volontiers, pénalise les voyageurs. Elle demeure la seule manière de se faire entendre dans un pays où «ni le ministère, ni nos dirigeants et encore moins nos représentants syndicaux ne semblent se soucier de notre situation socioprofessionnelle», explique un conducteur de train, 34 ans et déjà près de 20 ans de service. «Rien, aucune logique au monde ne peut justifier que les cheminots -ou n'importe quelle autre catégorie de travailleurs- soient exclus d'une augmentation salariale, décidée pour l'ensemble du secteur public.» Assis face à des machines silencieuses, sur un quai pratiquement vide, les cheminots comptent les heures en attendant une communication qui, d'Alger, leur rendrait compte des résultats des négociations qui se déroulent entre leur fédération et le ministère des Transports : «Une seule décision compte à nos yeux : les augmentations salariales. Et qu'on ne vienne pas nous dire que la SNTF n'a pas les moyens de les assumer. C'est le problème des gestionnaires, pas celui des travailleurs.» Mensonges et mauvaise gestion ? Pour les grévistes, si les gestionnaires de la SNTF avaient voulu faire des bénéfices, cela se saurait : «La mauvaise gestion est le talon d'Achille de notre entreprise, explique un conducteur de locomotive, la quarantaine bien entamée. Nous avons les ressources humaines et financières mais pas de démarchage auprès des entreprises, et le transport de marchandises s'est réduit comme peau de chagrin. Par la faute des gestionnaires, nous n'exploitons aucun des nombreux atouts de la SNTF. Du moins dans la région ouest du pays.» Notre interlocuteur rappelle que la ligne reliant la gare au port d'Oran est abandonnée depuis de longues années, comme l'ont été d'autres projets d'extension et de développement des chemins de fer : «Et on se permet en plus de mentir au peuple. N'avons-nous pas, fin 2008, vu le président de la République inaugurer en grande pompe la ligne Oran-Arzew ? Voyez vous-même, jamais aucun train n'a pris le départ et la ligne est à l'abandon.» En effet, hormis la plaque commémorative rappelant que la ligne a été inaugurée à telle date par le président de la République, rien n'indique qu'un train assure une liaison avec Arzew, l'autre ville des hydrocarbures. «Pour des raisons obscures, les gestionnaires de ce pays préfèrent voir Sonatrach transporter ses marchandises par route, malgré les risques, plutôt que par le rail. Si la gestion était bien pensée, le carburant de Sonatrach et les marchandises du port ne transiteraient-ils pas par la gare ? N'est-ce pas le mode de transport le plus sûr ?» Dépités mais francs, les cheminots reconnaissent que les gares marocaines -dont les cheminots s'émerveillaient de la qualité de nos trains- qui n'étaient que ruines dans les années 80 ont surclassé les nôtres grâce à la clairvoyance de leurs gestionnaires : «Au lieu de s'équiper chez General Motors, ils se sont adressés à la française SNCF. Aujourd'hui, en cas de besoin, ils n'ont qu'à traverser la Méditerranée alors qu'ici nous sommes obligés d'attendre les pièces de rechange du lointain Canada.» Revenant sur le motif de leur grève, les déçus de la SNTF n'hésitent pas à exhiber leurs fiches de paie pour montrer toute la précarité de leur situation socioprofessionnelle. «Comme vous le voyez, les rémunérations varient généralement de 12 000 à un peu plus de 16 000 DA. Pensez-vous qu'un père de famille peut subvenir aux besoins des siens avec un salaire pareil ? demande un cheminot du haut de ses 27 années de service. Seules les primes nous permettent de joindre, difficilement, les deux bouts mais, quand vous prenez votre congé, ces primes sont évidemment supprimées et vous vous retrouvez avec un salaire de base que beaucoup de nos concitoyens dépenseraient dans l'achat d'une paire de chaussures de marque.» Pour leurs voyages et déplacements, les cheminots perçoivent 37 DA de l'heure, ce qui suffirait à peine à un déjeuner. «Nous payons tout avec notre propre argent, renchérit un contrôleur. Un déplacement à Alger rapporte 148 dinars avec lesquels nous nous débrouillons pour manger, boire ou acheter des cigarettes. Autre exemple : avec tous les risques et les dangers que nous encourrons [accidents ferroviaires, cas de suicide…] nous touchons 700 DA comme prime de risques. Vous pensez que c'est logique ?» Les grévistes rappellent qu'ils sont passés par les années 90 dont ils gardent encore des séquelles physiques et psychologiques. «Un rien me fait sursauter, reconnaît le conducteur. Nous avons travaillé dans un tel climat de peur et de stress que beaucoup d'entre nous ont contracté le diabète ou des maladies psychologiques, mais cela n'intéresse personne. Comme personne ne se soucie du fait que les difficiles conditions de travail ont créé chez beaucoup de cheminots des problèmes articulaires, de dos, d'incontinence urinaire… Pourtant, des dossiers médicaux existent et nous avons saisi les responsables mais personne n'en tient compte. Je vous le dis, nous avons donné nos meilleures années à la SNTF mais celle-ci ne nous le rend pas.» Réhabiliter le cheminot Les cheminots insistent : «Nous ne cherchons pas à faire fortune. De toutes les manières, nous savons que ce n'est pas possible. Nous voulons juste qu'on nous rende notre dignité : que l'Etat reconnaisse les sacrifices que nous avons consentis pendant les années 90, que nos maladies soient prises en charge et que nos salaires soient revalorisés. Mais, surtout, nous ne reprendrons pas le travail si des augmentations ne nous sont pas accordées comme à tous les travailleurs algériens.» A l'évidence, la grève des cheminots a rouvert bien des blessures et ravivé bien des souffrances que, dans leur empressement à «redorer le blason» du pays, les dirigeants ont oublié de guérir.