Un vent de liberté serait-il en train de souffler dans le monde arabe ? Tout porte à le croire, puisque, après les trois pays du Maghreb (Algérie, Tunisie et Mauritanie), voilà que les Jordaniens se mettent de la partie. Hier, après la prière du vendredi, des milliers de manifestants encadrés par des partis politiques ont envahi les rues dans plusieurs villes du royaume. Leur protestation ne portait pas uniquement sur la cherté de la vie et l'augmentation des prix, mais aussi et surtout sur la dignité et la liberté. Se déclarant solidaires avec les «Tunisiens libres», les manifestants jordaniens ont crié leur ras-le-bol : «La Jordanie n'est pas pour les riches», «méfiez-vous de notre fureur», «à bas le gouvernement Rifaï» (allusion au Premier ministre), «2011, année des changements dans le monde arabe». Les contestataires se sont gardés de s'attaquer aux principes de la monarchie. Aucun slogan hostile au roi Abdallah, lequel, dès son accession au trône après le décès de son père, s'est évertué à faire de son pays un modèle de démocratie, influencé par le système britannique. Seul Leith Shbeilat, islamiste «indépendant» s'en est pris indirectement au monarque en déclarant : «C'est celui qui nomme le Premier ministre qui est responsable.» Contrairement à avril dernier, les manifestations d'hier n'ont été émaillées d'aucune violence, la contestation se voulant pacifiste. En janvier 2010, de violentes émeutes avaient éclaté dans la ville de Ma'an (sud du pays) suite à un conflit tribal à la suite de l'assassinat de deux membres de la tribu Houait. Les mesures d'urgence prises par le gouvernement jordanien pour faire baisser les prix, craignant l'effet domino induit par le vent de colère sévissant en Tunisie, en Algérie mais aussi en Mauritanie, n'ont pas empêché les manifestations. Pas moins de 170 millions de dollars ont été déboursés dans le but de contenir les prix des produits de base comme le sucre et le lait ainsi que les dérivés pétroliers. Pourtant, le budget du royaume hachémite a été saigné par la hausse vertigineuse des prix des hydrocarbures et les conséquences à long terme induites par l'arrêt de la fourniture du pétrole par Saddam. La Jordanie a dû faire appel aux monarques du Koweït et d'Arabie saoudite. La contestation des Jordaniens ne s'arrête pas aux manifestations d'hier. 14 syndicats ont décidé d'organiser un sit-in demain devant le Parlement pour dénoncer la politique économique du gouvernement et demander son départ comme ils l'ont fait hier en exhortant Abdallah II à congédier l'ensemble de l'Exécutif qui «appauvrit les plus pauvres et enrichit les plus riches». Il faut avoir que, selon des études faites par le Conseil jordanien économique et social, 25% des Jordaniens vivent sous le seuil de pauvreté. Dans un pays qui compte près de 6 millions d'habitants, dont 37% ont moins de 15 ans, une véritable bombe à retardement risque d'éclater et de faire vaciller la monarchie constitutionnelle, dans un pays où le phosphate(3e exportateur mondial) et la potasse sont les seules ressources naturelles, où l'agriculture reste tributaire du bon vouloir du ciel et 90% de la surface du pays est désertique. Mais c'est un pays qui a des potentialités non négligeables, notamment en matière d'industrie pharmaceutique où il exporte dans plus de 30 pays. Sur le plan politique, même si la Jordanie a un système parlementaire et pratique le multipartisme, il n'en demeure pas moins que le successeur de Hussein reste incontesté dans ses décisions. Il n'a pas le choix, puisque ses alliés américains ont fait de lui un pare-feu pour la sécurité de l'Etat sioniste. Le roi Abdallah pratique en fait une sorte de démocratie canalisée, aucun parti ou organisation syndicale n'ose le défier, préférant s'en prendre au fusible qu'est le gouvernement. En tout état de cause, il va sans dire que ce vent de colère, qui tend à se généraliser en prenant comme prétexte l'augmentation, réelle au demeurant, des prix des produits de première nécessité, pourrait être capitalisé mais surtout faire boule-de-neige pour gagner d'autres pays arabes dans lesquels les termes liberté et dignité n'ont pas leur place. F. A.