Question : Le climat est-il réellement déréglé ou bien est-ce juste une évolution «normale» qui, de toute façon, devait arriver ? LAURENT CARPENTIER : C'est toujours une question d'échelle... Si on travaille sur 1 milliard d'années, il est clair que le climat devait «normalement» se dérégler. Mais là dans cette période très clémente sur terre qui a vu l'homme y naître, se développer, exister, nous assistons à un dérèglement tout à fait inquiétant, et dont l'irréversibilité est aujourd'hui posée... Si l'homme a détraqué la planète, peut-il réparer ses dégâts ? Ou bien allons-nous juste temporiser les dégâts ? La question de l'irréversibilité est posée. Des chercheurs canadiens viennent encore de publier une enquête là-dessus. Ce n'est pas pour autant qu'il faut baisser les bras. Claude et moi avons fini par décider que nous étions des «pessimistes actifs». Ce n'est pas parce qu'on pense que le ciel est noir qu'on ne peut espérer dans un sursaut de l'humanité. Comment savoir qui croire dans le débat sur le climat ? Depuis quelque temps, les discours catastrophistes sont contrebalancés par des intervenants plus modérés qui semblent penser que la situation est loin d'être aussi grave qu'on ne le dit. Alors panique ou pas panique ? Là je vous renverrai à un livre formidable, Climate Cover up de James Hoggan (cela se trouve en français mais je n'ai pas le titre de mémoire), il raconte bien la fabrique du climato-scepticisme. J'ai moi-même fait une enquête pour Le Monde magazine sur «les Orphelins du progrès» en avril dernier. En fait scientifiquement, il n'y a guère de débat. Une chercheuse reconnue de San Diego, Naomi Oreskes a montré que 95% des études confirmaient le réchauffement. Dans le même temps, une autre étude montrait que dans la presse grand public, par souci d'objectivité et goût pour la polémique, 50% des publications étaient climato-sceptiques. On a besoin d'un Claude Allègre pour animer les plateaux de télévision. L'anthropocène c'est aussi la société du spectacle... Quelles conclusions tirez-vous du sommet de Cancun ? Ce type de réunion sert-il vraiment à quelque chose ? A quelqu'un ? Il est évident que la vraie question que pose le climat, c'est que la Terre est une et indivisible et qu'il ne peut y avoir de solution indépendante. Tout est interrelié, et de ce fait, toute solution passe par une décision collective. Oui Ce genre de sommets est nécessaire, la question c'est comment les rendre efficaces... Vous dites que les sommets comme Cancun sont utiles. Mais les conclusions de Cancun étaient-elles suffisantes ? Sans doute pas. Mais faut-il préférer un crash complet comme celui de Copenhague ? Vaste débat. Je ne suis pas un habitué des négociations internationales mais je ne pense pas que Cancun ait été un tournant dans l'histoire de celles-ci. Est-il utile que chaque citoyen fasse un geste (ex : tri sélectif), ou tous les efforts doivent-être produits par les entreprises et les Etats ? Oups, j'ai jeté mon gobelet en plastique dans la mauvaise poubelle... Trêve de blague, regardez les tonnes de sacs plastiques qui envahissent les mers, et vous ferez votre tri, et vous commencerez à trouver que le journal ne devrait pas être sous blister avec pub cadeau direct poubelle, etc. Reste que l'on a eu tendance ces dernières années à culpabiliser le citoyen, et à laisser filer les grandes décisions qui mettent en cause les systèmes économiques sur lesquels les Etats sont construits. Quand Copenhague échoue, quand Edgar Morin appelle à repenser la vie, c'est peut-être là l'expression de ce même syndrome. Nous ne cherchons pas, Claude et moi, et c'était vraiment un souci de ce livre, à culpabiliser qui que ce soit. Mais à faire bouger les lignes. L'homme détruit la planète à petit feu. Quelles solutions proposez-vous ? Y en a-t-il vraiment ? Bonne question : y a-t-il des solutions. J'aimerais comme Al Gore pouvoir dire : voici, regardez c'est simple achetez une Prius, investissons dans l'éolien, et mettons l'économie au vert et tout sera réglé. Les choses sont beaucoup plus compliquées que ça. Mais les envisager est déjà un énorme pas. La prise de conscience nous oblige à repenser la vie. Et c'est ce que nous avons commencé à faire, comme ici, tous et collectivement. Ecologie et croissance sont-elles compatibles ? Ni Claude Lorius ni moi-même ne sommes écologistes ou décroissants. Mais de la même façon, nous ne pouvons plus nous projeter dans un monde qui n'existe que dans la fuite en avant et la consommation comme art de vivre. Lorsque Claude, jeune explorateur, a hiverné - un an «enterré volontaire» - avec deux compagnons dans les glaces de l'Antarctique en 1957, il n'a pas seulement accompli une première, il a aussi découvert «le confinement» et la solidarité. Cette Terre a ses limites, nous devons y vivre tous ensembles, et avec elle. L'anthropocène ce n'est pas l'air de la sagesse, c'est l'ère de l'obligation de sagesse. Pourquoi les nations mettent tant de temps à démocratiser la voiture électrique ? Ce qui est très intéressant dans toutes vos questions, c'est que l'on retombe sur des questions extrêmement techniques qui racontent une chose : l'espoir d'une solution liée au génie humain. La voiture électrique peut-elle nous sauver ? J'en doute personnellement. Vous savez, l'homme qui a le premier vulgarisé le terme d'anthropocène s'appelle Paul Crutzen, et dans le même temps qu'il pointait du doigt le problème, il appelait à des investissements en géo-ingénierie. La géo-ingénierie, c'est justement cette idée que la science va nous sauver. On va mettre des millions de miroirs dans le ciel pour renvoyer les rayons du soleil en trop, on va mettre des aspirateurs à CO2, ou du fer au fond de la mer pour faire proliférer le plancton, gros consommateur de CO2... C'est l'histoire de l'anthropocène, depuis la révolution industrielle l'homme a fait du culte de la science sa nouvelle religion. Mais pas plus elle qu'un quelconque dieu ne viendra nous sauver. C'est à nous de prendre en main notre destin. Quelle est la part de la responsabilité de l'homme dans «l'ère de l'anomalie» ? Comme je l'ai dit, elle est primordiale. Qui dérègle le climat ? L'homme devenu depuis l'invention de la machine à vapeur un mangeur d'énergie. Qui pompe les sols de ses ressources ? L'homme. C'est au moment où il n'y a plus de pétrole que l'homme commence véritablement à s'inquiéter, pas lorsqu'il voit le climat se dérégler. Qui modifie la biosphère ? L'homme. Au point que les zoologistes parlent aujourd'hui de «sixième extinction»... Ne pensez-vous pas que les grandes multinationales de l'énergie actuelle ont tout intérêt à freiner, voire empêcher les travaux sur les combustibles alternatifs ? L'hydrogène semble un bon candidat, avec un procédé accessible à tous, partout sur la planète avec pour seul besoin de l'eau et de l'électricité. Pourquoi si peu d'engouement et de médiatisation autour de ces recherches ? Vous avez raison. Le rôle des entreprises est primordial dans tout ça. L'intérêt économique est un moteur à hydrogène ! Je vous renvoie à un livre Capitalisme et pulsion de mort qui devrait vous passionner. Mais reposons la question du début qui nous permettra de conclure : qu'est-ce que l'anthropocène ? L'anthropocène, c'est l'histoire d'une accélération. C'est deux cents ans où les courbes positives (croissance économique, santé, éducation...) et négatives (pollution, nombre de morts dans les guerres, bombes atomiques...) explosent. C'est deux cents ans où la règle devient la rapidité, la force, l'énergie. Les énergies alternatives aujourd'hui ne se marient pas encore avec cela. Les gens veulent des voitures qui ont une propulsion forte au démarrage, des ascenseurs qui grimpent cent étages en quelques secondes... Cette vision du monde est celle qui nous habite, qui habite les gens comme vous et moi, ni plus cons ni plus moches mais avec les mêmes désirs inassouvis de puissance qui peuplent le monde des entreprises et du pouvoir. Lorsqu'on se met à investir dans l'éolien, ce n'est pas parce qu'ils se sont convertis mais parce qu'ils y ont vu l'occasion d'un investissement profitable. L'hydrogène, on n'a pas résolu les questions d'explosion. J'ai entendu dire que si le réchauffement climatique continue à la même vitesse, dans 100 ans une partie de la Bretagne et Marseille seraient englouties dans la mer à cause de la montée du niveau de l'eau. C'est vrai ? Tout cela est bâti sur des projections et des modélisations. Et celles-ci varient énormément. Personnellement, je serais vous je ne vendrais pas encore mon appartement, mais c'est vrai que si l'on continue à faire comme si de rien n'était nous courrons dans le mur. Tornby disait: «les civilisations ne disparaissent pas par meurtre, mais par suicide.» J. S. In l'Express.fr du 14 janvier 2011