Dans cet entretien, Mohamed Senouci tente de donner des éléments d'explication à l'échec de la conférence de Copenhague où les déclarations d'intention avaient pris le pas sur la volonté d'agir pour sauver la planète. Liberté : Le réchauffement climatique a impulsé la tenue de la rencontre de Copenhague. Pourtant, au vu de l'issue de ces douze jours de tractations, il ne semble pas avoir pesé lourd sur la balance ? Mohamed Senouci : Le climat est un bien global de l'humanité. Sa protection, en cas d'altération, ne souffre aucune contestation. Au-moins, au plan de la morale. Cela explique que les pays ont unanimement ratifié la Convention-Cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), entrée en vigueur depuis 1994. En effet, un pays peut-il s'opposer à son objectif fondamental qu'il est utile de rappeler et qui dit explicitement : “L'objectif ultime de la Convention est de stabiliser les concentrations des gaz à effet de serre dans l'atmosphère à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique. Il conviendra d'atteindre ce niveau dans un délai suffisant pour que les écosystèmes puissent s'adapter naturellement aux changements climatiques, que la production alimentaire ne soit pas menacée et que le développement économique puisse se poursuivre d'une manière durable.” ? Obama a dit vouloir rompre avec les postures et passer à l'action. Qu'en pensez-vous ? Seize années après, tous les ingrédients d'un mauvais film à suspense étaient réunis dans la conférence de Copenhague. D'abord, un battage médiatique d'une rare intensité. Jamais autant de réunions n'avaient précédé une conférence sur le climat. Jusqu'à l'ONU qui convoque en septembre dernier un sommet des chefs d'Etat sur le changement climatique. Juste avant le début de Copenhague, cette histoire scabreuse de piratage d'e-mails qui vient parasiter le débat et surtout “neutraliser” les scientifiques, lesquels observeront durant toute la conférence un silence pudique. En avaient-ils trop dit ou pas assez ? Puis, la conférence elle-même, pleine de rebondissements, de vraies fausses déclarations, de démissions de la présidente de la Cop-15, de batailles de chiffres sur des degrés ou sur des milliards. La venue enfin des “patrons”, l'improvisation de réunions informelles, l'absence de projet de texte (?), que quelques feuillets rédigés à la sauvette, des départs précipités, pas de photo de famille, puis le silence dans le froid du Nord. Une fois de plus, les scientifiques ont été évincés... Dans l'ordre des choses, l'action globale a d'abord nécessité un éclairage scientifique pour “encadrer” les négociations internationales sur le climat qui sont menées depuis 1995. Cet exercice a été confié au Groupe intergouvernemental d'experts sur l'évolution du climat (Giec), une organisation singulière qui mêle des scientifiques indépendants et des gouvernements qui ont la possibilité de valider ou non les conclusions établies. Le Giec ne “produit” pas de la science, mais a pour but de produire un état de l'art dans le domaine du changement climatique. Vingt ans après sa création par le Programme des Nations unies pour l'environnement (Pnue) et l'Organisation météorologique mondiale (OMM) — ne l'oublions pas, à la demande du G7 (devenu le G8) —, ses quatre rapports d'évaluation (1990, 1995, 2001 et 2007) traduisent une lente évolution dans la perception du problème. Sans écarter de façon catégorique toutes les autres causes, le Giec attribue aux activités humaines une influence tangible dans le dérèglement climatique en cours. Il place ainsi l'homme, pour la première fois de son histoire, au rang des causes d'échelle astronomique. On pourrait presque se réjouir de cette puissance acquise par la civilisation humaine. En théorie, la certitude absolue ne peut exister dans la pratique scientifique. Mais un niveau “raisonnable” de certitude scientifique peut servir de curseur pour guider l'action individuelle ou collective. En général, les acteurs ne sont pas tous compétents pour “comprendre” la science dans son intimité. Mais leur droit de “savoir” pour décider exige qu'à des questions claires, ils obtiennent des réponses intelligibles. Pour cela, ils s'en remettent à la communauté du savoir, organisée depuis longtemps de façon spécifique, à travers un système académique de production scientifique. Ce système est censé être validé à tout moment, mais en constante évolution. Dans le débat sur les changements climatiques, la communauté scientifique n'est pas “déchirée” entre des tendances totalement opposées, même si quelques scientifiques persistent à nier jusqu'au fait du changement climatique lui-même. Les scientifiques n'ont certes pas la légitimité de “décider”, mais ils ont une lourde responsabilité morale à travers le poids de leurs conclusions dans le débat public. Pour autant, ce n'est pas l'opinion publique qui peut trancher sur la validité d'une conclusion scientifique. Elle peut l'accepter ou la refuser, la validation demeurant du seul ressort de la communauté scientifique, et surtout des spécialistes du domaine considéré. Le degré d'acceptabilité publique des résultats ou avancées scientifiques se confond avec le degré de confiance qu'on accorde à la science elle-même, dans sa pratique actuelle. Traduire une science complexe en termes pertinents pour le débat public n'est pas chose aisée. Cela exige certainement un nouveau corps de “médiateurs”, dont la presse ou les ONG. Pourquoi parlez-vous aujourd'hui d'un échec prévisible ? La récente conférence de Copenhague a été probablement le meilleur “traceur” de l'état du monde actuel. L'évènement a été décidé lors de la conférence de Bali en 2007, lorsque les négociateurs avaient réalisé que l'agenda exigeait au moins deux années de discussions. De quoi s'agissait-il ? D'abord de s'entendre sur les niveaux de réduction des émissions de gaz à effet de serre aux horizons 2020 et 2050. Ensuite de définir une clé de répartition des efforts. Enfin, de construire un mécanisme de transfert financier et technologique destiné aux pays du Sud, les moins responsables et les plus vulnérables. In fine, c'est l'avenir du protocole de Kyoto qui était en jeu. Unique instrument légal, obtenu difficilement en 1997, mis en œuvre en 2005 une fois réunies les conditions de sa ratification, péniblement accepté par les pays du Nord (pas tous, les Etats-Unis ne l'ayant pas ratifié), le protocole de Kyoto ne constitue en fait qu'une avancée de principe, loin des préconisations du Giec qui demandait des réductions de l'ordre de 50%, quand le protocole ne fixe qu'une baisse de 5% à effectuer en 22 ans. Faible objectif, mais qui possède au moins le mérite de soumettre les pays à une contrainte légale, mesurable et vérifiable. Il était prévu qu'à l'achèvement de la première période d'engagement (2008-2012), de nouvelles dispositions plus ambitieuses puissent être envisagées. À Copenhague, quelques pays tels que le Japon envisagent de s'en retirer. Plus grave, un argument nouveau émerge progressivement dans les discussions, celui d'obliger les pays émergents à s'engager dans la voie de la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Pourtant, l'esprit même de la convention et du protocole de Kyoto, qui repose sur le principe des “responsabilités communes mais différenciées”, laisse penser que des pays tels que la Chine ou l'Inde, devenus respectivement premier et troisième émetteur mondial, auraient un niveau de développement suffisant pour les placer dans le club de pays devant fournir des efforts de réduction. Cela relève d'une certaine forme de cynisme. Au-delà de la responsabilité historique du Nord, il faut surtout prendre en compte les émissions qui continuent de montrer un profond décalage entre pays du Nord et nouveaux pays émergents. Quant à l'Afrique, quel effort pourrait-on lui demander quand elle n'est responsable que de 4% des émissions mondiales ? À Copenhague, la contribution financière du Nord pour permettre aux plus vulnérables de résister aux impacts du changement climatique prendra la forme d'une promesse d'aumône de 30 milliards de dollars sur trois ans, quand les estimations étaient de l'ordre de 100 milliards de dollars par an d'ici 2020. Plusieurs observateurs ont comparé le montant de cette promesse aux énormes montants rapidement mobilisés pour faire face à la crise financière récente. Le texte final de Copenhague, qu'on ne peut même pas qualifier d'accord, ne contient aucun chiffre, à l'exception des 2°C, ce fameux seuil qu'il ne faut pas dépasser. Que les choses soient claires, le Giec n'a jamais fixé un “seuil de 2°”. Les travaux du Giec ont établi une fourchette de variation possible de la température moyenne du globe au cours du XXIe siècle et ont évalué la gamme des risques possibles. Ce seuil de 2° est devenu obsessionnel alors qu'il a été évoqué en Europe il y a plus de 10 ans. Depuis, la science a évolué et il est devenu certain que ce seuil pourrait largement être ramené à moins de 1,5°C. Si l'on cumule les chiffres de réduction volontaire que les pays ont suggérés à Copenhague, nous ne sommes pas loin d'une augmentation probable de 3°C, ce qui annonce clairement une véritable catastrophe. Ceci étant, la science ne peut au mieux que guider la décision politique qui peut et doit être prise en connaissance de cause. Ce que Copenhague n'a justement pas fait. Et en cela, cette rencontre a constitué un véritable recul sur le plan des principes. C'est peut-être la chose la plus grave pour l'avenir.